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trône : c’est de vendre ses ducs, ses comtes, ses barons aux planteurs de Cuba et de Puerto-Rico. Quant à ses sujets, du moment où la cessation des transactions leur aura enlevé toute chance d’accroître leur bien-être par le travail, ils ne tarderont pas à s’enfermer dans ce problème : obtenir le nécessaire au prix du moindre travail possible. — Ce problème, neuf Haïtiens sur dix se le sont déjà posé, et le bananier l’a résolu. J’ai entendu force gens soutenir que cette solution est meilleure et s’extasier sur le bonheur d’un peuple qui n’aurait qu’à dormir deux ou trois ans de suite pour se réveiller en plein âge d’or. Il y a là, à tout prendre, quelque chose de vrai. Le seul inconvénient de ce bonheur, c’est de supprimer, avec la nécessité du travail, le sentiment de la solidarité sociale, de détruire avec ce sentiment le respect de la propriété, de préparer dès-lors la disette par la disparition graduelle des unes, que le plus fort volera au plus faible et dont celui-ci n’aura plus intérêt à soigner la reproduction, et d’amener finalement l’homme à considérer son semblable comme un repas servi par la nature. Certaines peuplades océaniennes, non moins privilégiées que les sujets de Soulouque sous le rapport du climat, justifient cette hypothèse inquiétante.

En somme, plus nous retournons cette vivante énigme qui a nom Soulouque, plus l’énigme s’obscurcit. Jamais forces, garanties, aptitudes civilisatrices aussi nombreuses ne se seront trouvées accumulées dans la même main, et jamais recul plus gratuit vers la barbarie n’aura été exécuté avec un plus désespérant esprit de suite. Selon qu’il plaira à cet indéchiffrable monarque d’entrer dans la voie où l’appellent son intérêt et ses instincts, ou de rester dans celle où le pousse je ne sais quel mobile occulte, Haïti sera prospère dans dix ans ou anthropophage dans vingt ans. Soulouque cache-t-il son jeu ? Il le donnait presque à entendre un jour qu’il disait à quelqu’un : « Pour m’arracher mon secret, il faudrait m’ouvrir comme un maquereau ! » L’opération serait trop compromettante pour sa majesté noire, et nous trouvons plus sûr et plus simple d’aller chercher la pensée de civilisation qui peut régénérer Haïti dans cette brave petite république dominicaine, où du moins elle n’existe pas à l’état de rébus. Il est temps. Dans ce fouillis d’invraisemblances qu’offre de tous côtés aux regards la partie française de Saint-Domingue, il n’y a plus guère pour la France qu’un intérêt de curiosité, et ce qui s’agite pour elle dans la partie espagnole, c’est une question d’honneur. À vrai dire, nous ne changeons pas de sujet, car tout me porte à croire que nous pourrions bien rencontrer, chemin, faisant, le secret de Soulouque.