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impérieuses que la raison d’humanité. Comme premier échantillon de la moralité de ce qu’on nomme le clergé haïtien, nous dirons que la plupart des quarante-huit ou cinquante individus, français, savoyards ou espagnols qui le composent, vivent dans un concubinage public, élèvent au presbytère des enfans qui en résultent, et disent sans plus de façons aux amis qui viennent les visiter : « Je vous présente ma gouvernante et mes enfans. » Chaque année, le Moniteur haïtien publie quelque foudroyante circulaire contre l’abus des gouvernantes trop jeunes, mais sans succès, les plus scrupuleux parmi ces étranges prêtres se bornent à sauver à leur manière les apparences en prenant deux gouvernantes au lieu d’une. Sont-ils menacés d’expulsion, ils accourent au ministère de la justice et là exposent humblement que le gouvernement ne pourrait sans cruauté rendre leurs enfans orphelins. Un de ces aventuriers, Corse d’origine, et qui a été à la fin expulsé comme ayant pris les armes en faveur d’Hérard, disait au ministre : « Le gouvernement a tort de me suspecter ; comment ne serais-je pas un homme d’ordre ? J’ai une nombreuse famille à élever, j’ai tant d’enfans de telle femme. » Or la femme qu’ils désignait était légitimement mariée à un habitant du pays. Le ministre, ne sachant trop s’il fallait rire ou se fâcher de cette candeur de cynisme, répondit : « . Mais ce que vous invoquez comme circonstance atténuante ce n’est ni plus ni moins que le crime d’adultère, crime prévu par le code pénal ! » Ce malheureux parut interdit de la remarque ; il n’y avait même pas songé jusque-la. Pour compléter leur déconsidération, les curés sont constamment en querelle avec leurs ouailles chez le juge de paix, car la plupart sont usuriers ou font tenir boutique au presbytère par leur gouvernante, combinant ainsi d’une façon aussi imprévue que peu édifiante la religion, la propriété et la famille. Ils vivent d’ailleurs dans les meilleurs termes avec la sorcellerie vaudoux, trouvant parfaitement leur compte à lui vendre les cierges bénis qu’elle revend à ses pratiques, et à dire les messes que, pour se donner du relief, elle fait parfois intervenir dans ses conjurations. Ce commerce interlope sur la frontière du fétichisme et du christianisme n’est même pas la branche la moins productive du casuel des curés haïtiens. — Faut-il après cela s’étonner si, traduisant à leur façon l’exemple d’hommes qu’ils considèrent, sur la foi du costume, comme les types vivans du devoir, les nègres libres d’Haïti sont moralement et socialement aussi arriérés, plus arriérés peut-être que la population esclave du Saint-Domingue d’autrefois, et si l’on voit encore alterner dans la même case les baptêmes chrétiens, les mariages philosophiques et les funérailles mandingues[1]. J’ai dû dire brutalement les choses ; en voici

  1. En sa double qualité de majesté très chrétienne et de grand dignitaire vaudoux, Soulouque pratique, quant aux funérailles, les deux rites à la fois. Il y a quelque temps, on célébra au Petit-Goave, lieu de sa naissance, un service funèbre pour sa mère. Le jour fut consacré aux cérémonies de l’église ; mais, à la nuit close, Faustin Ier se rendit mystérieusement avec quelques fidèles au cimetière, et le sang d’une brebis immolée de sa main arrosa la tombe de la vieille esclave qui avait donné à Haïti un empereur. Selon l’usage nègre, la fête dura une semaine, et Faustin Ier fit tuer cent bœufs pour les quinze ou vingt mille invités vaudoux accourus de tous les points du pays.