Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/202

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’air dans les bois tant que les vivres durent et dépensant follement leurs cartouches en pétards. Ce relâchement même de discipline donne la mesure du peu d’autorité morale dont jouissent aujourd’hui les généraux, et comme, par un reste de scrupule les déserteurs se croient tenus, de se cacher, ou tout au moins d’acheter l’indulgence des chefs de corps[1], ils éprouvent envers ceux-ci un sentiment où la haine du réfractaire se double de la haine du contribuable.

Libre des rivalités d’influence en qui se personnifièrent les griefs soulevés tour à tour par Toussaint, Dessalines et Christophe, Soulouque a de plus un point d’appui que ceux-ci n’avaient pas. Toussaint et Christophe, avec leur parti pris violent de civilisation, repoussaient impitoyablement le vaudoux, et, Dessalines, malgré son engouement sincère ou affecté pour la sauvagerie africaine, s’était lui-même brouillé avec les papas. N’étant encore que général, il se fit, un jour de bataille, « droguer » par l’un d’eux, c’est-à-dire couvrir le corps d’amulettes destinées à le rendre invulnérable ; mais, tout drogué qu’il était, il fut justement blessé dès la première décharge. Furieux, Dessalines bâtonna de sa propre main son sorcier, et déclara, à partir de ce jour, que les papas n’étaient que d’odieux intrigans. Soulouque, dont la tyrannie n’est au contraire qu’une réaction vaudoux[2] a dans les innombrables adhérens de cette franc-maçonnerie nègre autant d’espions et de séides prêts à l’avertir au moindre symptôme de conspiration, ou à faire, par un concert muet, le vide autour du conspirateur ; témoin l’indifférence si subite et si profonde qui accueillit la chute de Similien[3]. Et cependant, par la hardiesse que lui donnait sa vieille

  1. La pratique apporte encore, il faut le dire, un palliatif à cet état de choses. Les patrouilles détachées pour traquer les déserteurs à domicile feignent souvent de ne pas les découvrir, à charge de revanche.
  2. Bien que Soulouque soit en instance à Rome pour obtenir l’érection d’un siège archiépiscopal, le vaudoux, qu’il ne pratiquait pas dans le principe trop ouvertement, tend de plus en plus à devenir la religion officielle. Si, en voyage, par exemple, sa majesté noire entend résonner dans le lointain le tambour d’un papa, elle s’arrête instantanément et semble absorbée, durant quelques secondes, dans une sorte de contemplation intérieure ; puis, suivie de quelques fidèles, qui sont d’ordinaire Bellegarde, Souffran et Alerte, elle s’enfonce un moment dans les bois pour opérer à l’écart quelque mystérieux complément des cérémonies requises en pareil cas par la couleuvre. Après ces à parte africains, Faustin Ier, reprenant la conversation sur son sujet favori, c’est-à-dire sur les négociations avec le saint-siège, demande de nouveaux détails sur les lois organiques dont il ne saisit pas bien l’esprit, et sur le concordat, qu’il prend pour un homme.
  3. La petite coterie de Similien, le parti des zinglins, comme on la nomme à Port-au-Prince (quelque chose comme le parti des rasoirs), vient de redonner signe de vie. Dernièrement, le poste tout entier de la douane pénétra la nuit, par effraction, dans le comptoir d’un négociant étranger, et y vola une somme considérable. Les perquisitions ordonnées à cette occasion ont amené la découverte d’un manifeste révolutionnaire ainsi que d’une liste de gouvernement provisoire où figure la fine fleur des coupe-jarrets qui tonnaient en 1847 et 48 la petite cour de Similien. Parmi les conjurés se trouvait le propre frère du ministre de la justice, Francisque, lequel vient d’être destitué par un décret impérial où Soulouque ne lui donne pas son titre de duc, et l’appelle simplement le citoyen Francisque, ce qui équivaut à une double dégradation. Ces sortes de conspirations n’ont du reste aucune portée sérieuse, et ne sauraient infirmer en rien ce que nous disons des garanties de stabilité qui entourent sa majesté noire. La classe moyenne se rangerait avec effroi du côté de Soulouque, si elle voyait les zinglins de l’autre côté ; et quant à la populace, outre que ses sympathies vaudoux la rattacheraient toujours au monarque vaudoux, elle éprouve pour ces sanguinaires bandits une répugnance manifeste. Les nègres employés comme domestiques dans les familles de couleur de Port-au-Prince, et qui, avant les massacres de 1848, narguaient ou menaçaient leurs maîtres, étaient stupéfaits de douleur en voyant la meurtrière interprétation que les zinglins donnaient aux susceptibilités noires. — Nous ne savions pas qu’on tuerait les mulâtres ! s’écriaient-ils. J’ai dit que, par un raffinement de cruauté, beaucoup des malheureux exécutés à cette époque n’étaient pas tués au premier feu ; mais souvent aussi cette prolongation de supplice avait une autre cause : de grosses larmes empêchaient les soldats noirs de viser juste.