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zone où tous les hommes brouilles avec l’ordre social trouvent un sûr abri ; ils vivent de la contrebande, du vol ou du détournement des troupeaux : existence de bohème, qui a dans ces pays un attrait sauvage presque irrésistible. Les femmes enlevées par eux refusent de retourner à la vie civilisée dès qu’elles ont partagé leurs âpres émotions, et combien de pâtres éprouvent le besoin d’y retremper de temps en temps leurs instincts d’indépendance ! Le gaucho oriental est moins concentré, plus vif et peut-être aussi plus inconstant que le gaucho des pampas. C’est de cette population à demi tartare, sans asile fixe, qu’Artigas s’était fait l’ame. Il devint le roi des contrebandiers, le grand chef des bouviers nomades, comme Robin Hood était le roi le chef des francs-archers. Le gouverneur espagnol eût bien voulu le faire pendre ; il jugea plus prudent de traiter avec lui, et le nomma capitaine de blandengues, cavalerie légère chargée de la police des campagnes.

Quand éclata la guerre de l’indépendance, Artigas en fut naturellement l’un des héros ; puis, les Espagnols expulsés, lorsque l’antipathie du citadin et du gaucho se dessina, la haine du porteño ou bourgeois de Buenos-Ayres, qui s’était substitué aux Européens, fit vibrer tous les cœurs gauchos, et s’incarna, pour ainsi dire, dans cet homme ; mais, avec ses instincts de bandit ; il eut l’ame assez haute pour imprimer à sa patrie une existence propre et l’empêcher d’être absorbée par le Brésil ou par Buenos-Ayres. Il avait en horreur la vile bourgeoisie, comme il disait en frappant du talon le bahut vide qui servait de trésor à son armée. À peine savait-il signer son nom, et, quand Il s’adressait au suprême directeur de Buenos-Ayres pour protester du droit souverain de l’État Oriental, je ne sais quel secrétaire habillait sa pensée, mais il trouvait des apostrophes dignes des Catilinaires. Il dédaigna le séjour de Montevideo. Son palais était une hutte aux bords de l’Uruguay, son trône un crâne de boeuf, tout son mobilier administratif consistait en deux chaises dépaillées pour ses secrétaires, qui écrivaient sur leurs genoux les ordres qu’il dictait à toute l’Amérique. Là était son quartier-général ; dans la tente de Napoléon, aux bords du Niémen, il n’y avait pas un plus grand mouvement de courriers et d’aides-de-camp. On arrivait, on coupait une tranche de rôti toujours fumant, on avalait une gorgée d’arack, on allumait un cigare du Paraguay, on sautait en selle ; les ordres volaient, se croisaient avec tout le pêle-mêle d’un camp de Tartares. L’influence que cet homme exerçait tenait du prestige : tour à tour caressant, emporté d’une courtoisie extrême et d’une cruauté féroce, il semblait résumer les vices et les qualités de sa race. À l’exception des Indiens des missions, les figures qu’on rencontrait dans son camp faisaient l’effroi des marchands et des honnêtes estancieros ; il n’y avait pas dans tout le pays une seule ferme qu’ils n’eussent mise à sac ou rançonnée de quelque façon, et pourtant c’était encore près des tentes de ces bandits qu’on courait le moins de dangers :