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par conséquent sans influence territoriale, d’origine à peu près commune, presque sans démarcation sociale, la plupart sortis de ces provinces basques si fières de l’esprit d’égalité qu’ont formulé avec tant d’orgueil les statuts des cortes de Tarragone en 1519. Il faut entendre le général Rosas lui-même développer, dans son énergique et pittoresque langage, comment la vie du désert et les traditions du sang font de la république démocratique la forme obligée du gouvernement des provinces argentines, tandis qu’au Chili, pays agricole, où les grands propriétaires résident dans leurs domaines, la république aristocratique dut s’établir. Nulle proportion d’ailleurs entre la population des campagnes et celle des villes, qui absorbaient à elles seules le tiers, quelquefois la moitié des habitans des provinces dont elles sont les capitales. Ainsi Buenos-Ayres renfermait quatre-vingt mille habitans, et toute la province en comptait au plus cent vingt mille ; — Cordova, seize mille ; la province entière, soixante-dix à quatre-vingt mille ; — Tucuman, douze mille ; la province, quarante-cinq mille ; — Salta, sept mille ; la province, quarante mille.

Ce furent les créoles de Buenos-Ayres qui menèrent la guerre de l’indépendance dans l’Amérique du Sud par rancune et par sentiment d’envie contre les Espagnols de la mère-patrie, qui, monopolisant les emplois publics, constituaient une sorte de classe privilégiée. Ils soulevèrent avec habileté les mauvaises passions qu’une administration séculaire et vermoulue avait laissées après elle ; ils recrutèrent leurs meilleures troupes parmi les gauchos en faisant retentir les pampas du mot d’indépendance ; puis, la révolution terminée ils l’exploitèrent à leur profit et se partagèrent les grades militaires, les fonctions publiques et administratives. C’eût été légitime s’ils avaient su gouverner. Leurs plans, il faut le dire, furent un brillant frontispice. Ils prirent sur la carte à peu près toutes les provinces de l’ancienne vice-royauté, les confédérèrent par une charte calquée sur la constitution des États-Unis, leur donnèrent pour tête Buenos-Ayres où ils dominaient, et, sans se préoccuper si la civilisation de l’Europe allait au pays, ils voulurent lui appliquer tout d’abord les institutions de nos vieilles sociétés. Ce n’est point l’éloquence qui leur manqua ; mais le sens gouvernemental, la discipline leur fit complètement défaut. Pour détruire, ils avaient été unanimes ; dès qu’il s’agit de fonder, ils se divisèrent. À peine au pouvoir, ils s’entrechoquèrent ; le gouvernement tomba par cascades successives et forcées de la haute bourgeoisie aux avocats et des avocats aux clercs d’huissier. Tous les liens politiques furent brisés ; le pays sembla près de se dissoudre dans l’anarchie… L’anarchie ! Comprend-on bien ce que c’est dans cet océan de plaines où d’impitoyables sauvages s’embusquent contre les chrétiens comme le tigre guette sa victime, où les ranchos sans défense, les villes ouvertes deviennent la