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poursuivent un troupeau de moutons ; la fuite ne suffisait pas contre leur rage ; un seul moyen restait de les arrêter : les armes ! Les pères jésuites y eurent enfin recours. Ils fortifièrent les défilés de leurs missions, façonnèrent leurs néophytes à la discipline militaire, et livrèrent bataille à leurs féroces agresseurs, qui n’osèrent plus reparaître. De tout le pays, la frontière la mieux gardée, la plus inviolable, fut alors celle des missions. Pour régime intérieur, les jésuites imposèrent la règle monastique. Les trente réductions échappées aux Paulistes se soumirent à un supérieur qui résidait au collége central de la Candelaria. Deux vice-supérieurs lui étaient adjoints : l’un pour les missions du Parana, l’autre pour celles de l’Uruguay. Chaque peuplade eut son curé, aidé d’un frère de l’ordre. Le premier avait la charge des ames, le second tenait la procure et administrait le département ; l’un catéchisait, l’autre enseignait l’agriculture et les arts mécaniques ; tous deux vivaient dans le plus parfait accord. Sous cette autorité révérée se rangeait la municipalité, composée d’un corrégidor, de deux alcades et autres officiers municipaux choisis parmi les caciques. Toutes les missions offraient un aspect uniforme. Au milieu de la place s’élevait, porté sur trois nefs, le dôme de l’église ; à droite le collège, habitation des pères et magasin général de la communauté, avec ses cloîtres, ses préaux, ses jardins, ses rians vergers ; à gauche le cimetière, dont les croix se perdaient sous des bosquets d’orangers ; le bourg formait un rectangle, dont les rues se coupaient à angles droits du nord au sud et de l’est à l’ouest ; alentour s’étendaient les terres affectées à chaque famille, les pâturages, et les grandes fermes de la communauté.

Au point du jour, la cloche appelait à la messe le peuple entier ; la messe dite, tous se rendaient au travail : le laboureur aux champs, le berger à ses troupeaux, l’enfant à l’école, l’ouvrier à son atelier. Chacun était choisi selon son aptitude ; ceux qu’inspirait un vif sentiment de l’harmonie allaient animer les orgues du temple ou chanter sur les harpes saintes les psaumes du Seigneur ; mais l’égalité la plus parfaite régnait entre tous : le guerrier, l’homme de la charrue, le cacique lui-même, étaient égaux devant le travail, tous en partageaient également les fruits. À midi, la cloche annonçait un repos de deux heures ; au coucher du soleil, au son de l’Angelus, les travaux finissaient, on chantait à l’église le rosaire de la Vierge, et, quand tous les habitans étaient rentrés dans leurs demeures, la cloche à minuit sonnait encore le réveil conjugal, car ces pauvres Indiens se faisaient un peu tirer l’oreille pour perpétuer leur race.

Trois jours par semaine appartenaient aux travaux de la communauté, et trois jours aux travaux de la famille. Le curé surveillait avec la même rigueur le domaine public et la propriété privée ; il assignait à chacun sa portion des fruits de la terre, et, quand l’existence de la