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dont la valeur ne dépasse pas 3,000 francs contre des cuirs, des laines, des crins qu’ils rapportent ensuite à Buenos Ayres. Voilà tout l’appareil de commerce qu’exige la population clair-semée de ces provinces, les plus florissantes pourtant de la confédération. On se croirait dans le désert, tant sont rares les traces de l’homme et de la civilisation ; seulement de loin en loin on croit entendre la clochette de quelque attelage de bœufs qui chemine lentement dans la plaine. Parfois, à travers une forêt de chardons presque aussi hauts que des chênes, on voit bondir un troupeau de daims, fuir une autruche poursuivie par quelque Indien ; ou poindre à la cime d’une barranca un cavalier gaucho, immobile comme le chamois en sentinelle sur un pic des Alpes.

À défaut d’intérêts commerciaux, les marins français ont répandu sur la rive du Parana bien des souvenirs de guerre. Voici la plage au pied de la bourgade de San-Pedro, où en 1840 nous avons débarqué l’armée d’invasion de Lavalle contre Rosas ; à quatre lieues de là, dans un détroit où le fleuve, resserré entre un îlot et la grande terre, n’a plus que huit cents mètres de large, se dresse le mamelon d’Obligado. Plus loin, après avoir dépassé le couvent de San-Lorenzo, dont le clocher apparaît comme suspendu dans les airs à une hauteur de quatre-vingts pieds, nous rencontrons la barranca du Rosaire, que couronne la petite ville du même nom, illustrée aussi en 1839 par nos coups de canon et destinée sans doute à remplacer bientôt Santa-Fé dans son commerce avec le Pérou. La province de Santa-Fé n’a point encore effacé les traces des troubles civils qui l’ont si long temps désolée. Où finit sa plane frontière commencent les lignes onduleuses du grand Chaco que parcourent de rares tribus d’Indiens sauvages à peine vêtus, sans industrie, vivant de chasse, de pêche, de rapines, et des fruits amers du désert ; contrée inculte, malsaine, couverte de marais, tout enchevêtrée d’arbres et d’arbustes épineux et d’un réseau de plantes traçantes et grimpantes, d’épaisses fougères à travers lesquelles il faut s’ouvrir un sentier comme une tranchée, et où le commerce cherche en vain un point qu’il puisse aborder. Le fleuve lui-même semble la fuir ; il va creusant son lit, vers le bord opposé, au pied des barrancas de la province de Corrientes, ruinée aussi par douze années de guerres intestines et de révolutions. Sur plus de cent trente lieues de rive, à l’exception du bourg de Goya, peuplé de cinq cents habitans ; on ne voit plus ni ville ni village, à peine la trace d’une habitation : vallons fertiles pourtant en coton, en tabac, en maïs ; gracieuses collines dont la cime évasée comme le calice d’une fleur cache des réservoirs d’eau qui pourraient fertiliser le penchant des coteaux, mais qui ne nourrissent encore que des tapirs et des caïmans, terreur à l’abreuvoir de ces chevaux sauvages dont la race petite, mais pleine de nerf, fait la force des armées du pays.