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Les anciens qui entendaient l’art ne le séparaient point de la morale et tenaient la vertu comme son élément vital. Pénétré de leur sentiment à cet égard, Hégésippe Moreau y eût puisé peut-être la force de vivre et la pleine possession des facultés intérieures qui, font le poète, et alors le spectre de Gilbert, par une influence secrète d’irrésistible fascination, ne l’eût point entraîné dans la tombe, au milieu de la foule mélancolique des talens avortés qui donnèrent moins de fruits que d’espérances, qui recueillirent plus de larmes pour leur souvenir que de gloire pour leur nom.


P. ROLLET.


IDEEN ZU EINEM VERSUCH DIE GRAENZEN DER WIRKSAMKEIT DES STAATS ZU BESTIMMEN (Des Limites du Pouvoir exécutif), par Guillaume de Humboldt[1]. — Depuis long-temps, la France connaît les travaux d’Alexandre de Humboldt ; il est à regretter que les écrits de son frère Guillaume n’aient point eu de ce côté du Rhin la même fortune. Les investigations philologiques de Guillaume de Humboldt l’ont placé à côté, peut-être même au-dessus de l’auteur de Cosmos, dans l’opinion du public allemand. Contemporain et en quelque sorte compagnon des Schiller, des Goethe, des Herder, M. Guillaume de Humboldt s’est associé à leurs travaux, en a commenté quelques-uns, et a résumé, en les expliquant, les tendances générales de ces grandes intelligences. Ce qui domine et dirige, malgré d’importantes et nombreuses divergences, tous les efforts et toutes les aspirations de cette mémorable époque, c’est le culte de l’humanité. L’admiration de sa grandeur dans le passé, la croyance à ses droits éternels dans le présent, l’abolition dans l’avenir de toutes les contraintes, la pratique volontaire de toutes les vertus par l’ennoblissement de tous les instincts, voilà quelle était la note souveraine dans cet harmonieux concert des intelligences germaniques ; voilà le point central vers lequel gravitaient, la plupart avec une conscience claire et pleine de ce qu’ils faisaient, les maîtres de la pensée et de la parole au-delà du Rhin. Ils marchaient, à considérer de près leur ligne et leur but, dans la même voie que les Voltaire, les Diderot et les Rousseau, mais ils y marchaient avec plus de dignité et de noblesse, ils montraient de la déférence pour les choses long-temps respectées, quoiqu’elles ne fussent pas pour eux un objet de culte et d’affection ; ils oubliaient rarement leur dignité dans la colère, et ils observaient un certain décorum jusque dans les bizarreries de leur fantaisie.

Chez les plus grands, ce culte de l’humanité trouvait d’ailleurs un correctif et un contrôle dans un bon sens vigoureux, dans le goût de l’étude et un juste sentiment des réalités de la vie. Ainsi nous voyons Goethe se plaire souvent à réprimer les écarts des imaginations trop ardentes par des sentences d’un laconisme foudroyant, et formuler avec une hauteur méprisante la conviction que « l’humanité a encore bien du chemin à faire avant d’atteindre à l’idéal. » M. Guillaume de Humboldt, au contraire, quoique l’heureuse modération de sa nature l’ait toujours préservé de vues entièrement chimériques et d’espérances par trop exagérées, s’abandonne avec une confiance admirable à l’idée d’une cité de plus en plus affranchie de la gêne des surveillances matérielles. C’est surtout dans un écrit de sa jeunesse, écrit posthume retrouvé parmi ses papiers

  1. Breslau, chez Édouard Trewendt ; Paris, chez Scholler, rue de Tournon. 1851.