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ordinaire pour ses propres dépenses, pourquoi donc aurait-il refusé de donner les sûretés convenables ? Rien de plus naturel et de plus simple ; mais ce n’était pas une opération de finances, les banquiers prenaient soin de le dire, et ils ne se trompaient pas, puisque Monsieur y regardait de si près avant de s’engager, et refusait même, s’il faut en croire la lettre suivante, datée du lendemain, les garanties exigées. « Tous mes efforts ont été inutiles, monsieur le marquis ; mes amis ne conçoivent pas qu’on puisse trouver étrange qu’ils demandent des sûretés, et comment quelqu’un serait compromis en leur donnant quelque assurance à cet égard. Ils observent avec fondement que, comme il ne s’agit que d’eux et de leur patrie uniquement, il ne saurait y avoir de danger à confirmer les promesses de protection qui leur ont été faites. » Leur patrie ! toujours cette fabuleuse Hollande ! Et qu’importait alors au comte de Provence que M. de Favras recrutât une légion pour le Brabant ? S’il consentait, ce qui est peu probable, à emprunter dans cette intention bizarre, pourquoi n’en pas convenir plus tard, et déclarer au contraire qu’il ne s’agissait que des affaires de sa maison ? Là est tout le mystère, et la vérité s’entrevoit sous ces images.

MM. de Lafayette et Bailly suivaient de loin ces négociations, sans se douter apparemment des supercheries et des ruses que l’on mettait en jeu. Trompés par les rapports exagérés de certains agens qui flattaient sciemment leur désir et leur orgueil, ils donnaient par erreur à ce complot une importance qu’il était loin d’avoir, mais qu’ils lui eussent désirée. Les attaques injustes dont ils se croyaient l’objet, les menaces de mort auxquelles, pensaient-ils, ils étaient en butte, grandissaient aux yeux de leurs partisans leur cause et surtout leur rôle. Le danger qui semblait les environner ravivait le zèle de leurs amis. Ils entretenaient sans déplaisir l’excitation que causait autour d’eux l’intrigue éventée de Favras, dans laquelle des témoins calomnieux devaient bientôt signaler la préméditation d’un assassinat. M. de Lafayette lui-même, qui était si grand alors par ses campagnes d’Amérique, par sa foi inébranlable dans les idées nouvelles et par son ascendant immense sur la bourgeoisie, n’était pas insensible à ces recrudescences de dévouement que mille petits faits, grossis à plaisir, produisaient autour de lui. Dans le commandant-général, chevaleresque comme un gentilhomme et enthousiaste comme un croisé, il y avait place pour l’homme politique, devenu rusé au contact des partis et astucieux dans le maniement des affaires : pour arriver à de grandes choses, il ne dédaignait pas les petits moyens. Les hommes éminens, à toutes les époques, ont été sujets à cette faiblesse[1]. Mirabeau, qui ne doit

  1. Il est impossible, en présence de cette situation et de ce complot, de ne pas faire un retour sur les choses de notre temps et sur des événemens trop récens pour qu’on en puisse parler à l’aise. Faut-il le dire ? l’affaire Favras ressemble par plus d’un point à l’affaire Allais. Cette fois encore il s’agissait, disait-on, d’assassiner le général en chef et le président de l’assemblée nationale ; ce devait être aussi le début d’un coup d’état, d’une contre-révolution, et la phalange secrète que voulait organiser Favras peut être comparée à la société du 10 décembre. Elle devait également se composer en grande partie de Corses, et son but était de protéger la vie du chef de l’état dans un jour d’émeute. Les mêmes accusations d’embauchage, de complicité, de corruption, d’argent prêté, se sont reproduites ; mais en 89 on a pendu, et de nos jours on a ri. La différence mérite d’être notée.