Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/108

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quelles sont pourtant les conséquences de la vie littéraire telle qu’on la pratique depuis plus d’un demi-siècle ? Ne voit-on pas clairement que cette vie exceptionnelle crée au milieu de notre société toute une population inhabile à concilier ses mœurs et ses intérêts avec les mœurs et les intérêts généraux du pays ? Les devoirs de l’homme de lettres, tel que l’a fait Voltaire, ne sont-ils pas des devoirs spéciaux ? Son rôle n’est-il pas un rôle spécial ? Et nous nous étonnons de l’étrange contraste qui de plus en plus se produit entre la vie des lettres et la vie commune ! A partir du jour où quelques novateurs ont donné la tâche de l’écrivain pour règle suprême, pour but unique à leur conduite, à leurs efforts dans ce monde, de ce jour-là l’homme de lettres a pu se croire au-dessus des autres hommes, tout simplement parce qu’il faisait route à part, et l’isolement l’a conduit au désordre par l’infatuation. Que faire pour sortir de cette voie funeste, sinon remonter hardiment à la cause du mal et porter la lumière de l’analyse sur toutes les étranges erreurs, qui ont prévalu depuis que les devoirs littéraires ont cessé de se concilier avec les devoirs généraux ? Si ces erreurs sont une fois pleinement reconnues, il restera en même temps bien démontré que le meilleur moyen de soustraire la vie littéraire aux conditions fatales qui l’oppriment et la dégradent, c’est de la ramener aux conditions et aux lois de la vie commune.

Voulez-vous -une preuve récente du désaccord que nous signalons entre les devoirs littéraires et les devoirs généraux ? Relisez douze discours que M. Victor Hugo, a prononcés à l’assemblée nationale, et qui viennent d’être recueillis. Quel devoir s’impose, quel but s’assigne M. Hugo, lorsqu’il monte à la tribune ? On peut répondre en toute assurance qu’il n’a aucun but, si ce n’est celui de parler, et qu’il ne remplit d’autre devoir que celui d’homme de style et d’écrivain. Il continue à la tribune l’œuvre de son cabinet, il est avant tout écrivain. Les fréquentes variations de M. Victor Hugo s’expliquent ainsi parfaitement : il se soucie peu de ses opinions, lorsqu’elles ne peuvent pas se prêter aux développemens, aux imaginations hardies ; ses opinions ne sont que des thèmes d’éloquence et des sujets littéraires. Lorsqu’il en a épuisé une, il passe sans répugnance à une autre, quelle qu’elle soit, car il est toujours sûr de rencontrer, pour recouvrir la nudité de cette nouvelle opinion, les opulentes draperies de son style. Pourquoi l’excentricité effraierait-elle M. Victor Hugo, si elle peut lui fournir l’occasion de trouver quelques métaphores nouvelles ? Voilà ce que fait M. Victor Hugo, presque innocemment et naïvement, tant il a depuis long-temps l’habitude de le faire.

Après de telles lectures, il y a un sentiment de tristesse, d’inquiétude, auquel on n’échappe pas, et cette classe d’hommes qui érige en une sorte de souveraineté, nous allions dire de divinité, le talent d’assembler