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toreadores à pied et à cheval ne brillaient guère par la bravoure. Les toreadores ici ne sont autres que quelques chiolos qui, dans la grande place de l’endroit, courent à cheval, non pas sur le taureau, mais le plus loin possible du taureau. Quelques Indiens à moitié ivres s’avancent à dix pas des barrières qui ferment les avenues de la place et appellent le taureau en agitant leur poncho. Dès que le taureau vient à eux, ils s’empressent de passer de l’autre côté de la barrière. Les dames sont aux fenêtres ou aux balcons, encourageant les toreadores, mais en vain. Ceux-ci ont pour les petites cornes pointues des taureaux de la sierra un respect que les cris des dames ne peuvent les engager à perdre. De temps à autre, un pauvre Indien, ivre de chiche, s’avance en trébuchant au-devant du taureau qui le culbute et le foule aux pieds. Chacun alors de rire et de crier bravo toro !

Entre Abancay et Auquibamba, on traverse le Puchachacuc sur un pont en pierres de taille d’une bonne et solide construction. Le Puchachacuc sort des montagnes qui entourent la vallée d’Abancay. Je passai une journée à Auquibamba, hacienda de cannes à sucre appartenant au beau-frère du général Santa-Cruz. Guaucarama, Argama, sont des hameaux insignifians. Andaguilas, sous-préfecture, est une petite ville dans une jolie position à l’entrée d’une vallée bien cultivée en alfafa, maïs et blé. Au coin des rues était placardé un appel à tous les citoyens blancs et rouges qu’on invitait à venir jurer une nouvelle constitution ; l’appel donnait aussi la formule et le cérémonial du serment. On engageait les propriétaires des environs à paraître à cheval, sous peine d’être considérés comme indifférens ou malveillans. On enjoignait à tout boulanger et chef de quartier de se charger des divertissemens publics sous peine d’amende. Les Indiens seuls vinrent jurer, parce que c’était pour eux une occasion de boire, et parce qu’il était dans leurs habitudes d’obéir à l’autorité sous peine d’amende et de prison. Cette même bonne grace avec laquelle l’Indien a accepté son humble lot dans l’état social du Pérou est une des causes qui de long-temps empêcheront son émancipation. On le pille, il s’enfuit ; on le frappe, il demande pardon pour avoir été frappé. En temps de guerre, les soldats brûlent sa cabane, battent sa mère, violent ses sœurs et le conduisent lui-même enchaîné à leur quartier : là, on lui met un fusil entre les mains, et ce même malheureux, devenu brave par ordre, se bat comme un lion, et, si ses officiers l’ordonnent, il saccagera son propre village.

J’avais quitté deux ou trois bourgades qui s’échelonnent sur la route de Lima, au-delà d’Andaguilas. Je pressais le pas de ma mule pour rejoindre mes bagages, partis depuis assez long-temps, et maudissais de bon cœur un curé qui, pour me faire causer du pape et de l’empereur, m’avait retenu jusqu’à dix heures du matin, quand, à l’entrée du village de Chinchero, j’aperçus mon sambo entouré d’un groupe