Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/1006

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

spontanément parmi les sables de la côte de Coromandel. Quand les gens qui composaient le convoi se furent retirés et que le silence régna de nouveau dans cette savane solitaire, la vieille kouravar sortit du milieu des broussailles. Sa tribu campait à un mille de là, près du bord de la mer. Au moment où le cipaye accomplissait la cérémonie funèbre que nous venons de décrire, la méchante femme, qui cueillait furtivement des branches de palmiers, l’avait reconnu. Cachée près de là, elle avait suivi d’un œil attentif tous ses mouvemens, et restait convaincue que le secret de son larcin demeurait à jamais enfoui sous la terre. Elle aurait pu d’un mot changer en joie les larmes de ce pauvre homme, dont elle avait détruit le bonheur et brisé l’espérance. Insensible à tout sentiment de pitié, elle s’applaudit du succès de sa ruse et haussa les épaules en regardant le cipaye qui s’éloignait les yeux cachés dans ses mains. Déjà les corneilles s’abattaient sur la tombe et fouillaient le sable à grands coups de bec ; les milans affamés rasaient le sol de leurs longues ailes en poussant des cris aigus. La vieille s’avança au milieu de ces oiseaux criards et voraces qui se mirent à voltiger tumultueusement au-dessus de sa tête. Ils s’approchèrent d’elle familièrement ; on eût dit qu’elle savait charmer les habitans de l’air. Avec quelques grains de riz et des parcelles d’un gâteau qu’elle émiettait dans le creux de sa main décharnée, elle faisait tourbillonner autour de son front le noir essaim, excitait ses clameurs ou les apaisait tout à coup. Il semblait que ces oiseaux pillards rendissent hommage à la supériorité de cet être dégradé, mais intelligent, qui vivait comme eux de vols et de rapine. Quand le jour baissa, cédant à leur instinct, les milans gagnèrent les forêts, et les corneilles se perchèrent au hasard sur le sommet des palmiers. Restée seule, la vieille s’achemina vers le bord de la mer ; la brise qui soufflait avec plus de force faisait bondir et écumer la vague sur le sable avec un bruit retentissant. À genoux sur leurs catimarans[1], les pêcheurs, pareils à des points noirs, ramaient vigoureusement pour atteindre le rivage. Il n’y avait plus à l’horizon sur la haute mer que les voiles gonflées d’un grand navire qui passait au loin, faisant route vers le golfe du Bengale. La voix de la mer dominait tout autre bruit ; à la lueur des étoiles qu’aucun nuage n’éclipsait, la vieille hindoue, les cheveux épars, demi-nue, le dos chargé de branches d’arbres, se mit à marcher lentement, le front au vent, les pieds baignés par l’écume des flots.

Pendant toute cette soirée, Padmavati était restée au logis, la loi hindoue ne permettant point aux femmes d’assister aux cérémonies funèbres. Ses voisines n’avaient pas manqué de lui faire leurs visites

  1. Radeaux composés de trois pièces de bois liées ensemble et relevées aux deux extrémités.