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lance de l’Indien : ne se regardent-ils pas comme les rois de ces solitudes qu’ils parcourent librement, la hache à la ceinture, la carabine sur l’épaule, la pipe à la boutonnière ? Leurs ancêtres ont long-temps fait la guerre des bois contre les sauvages et contre les Anglais ; aussi, ont-ils conservé une humeur belliqueuse et entreprenante qui les invite à lutter toujours contre la nature ou contre les hommes. Les lacs, les rivières sur lesquels ils font voler leurs barques, ce sont leurs pères qui les ont nommés pour la plupart. Divisés en escouades, ils partent à jour fixe sur des flottilles de pirogues, emportant au désert les marchandises qu’ils doivent échanger contre les fourrures. Le jour ils rament, ou si le courant est trop rapide, ils poussent leurs bateaux au moyen de courtes gaffes qu’ils piquent en terre ; la nuit ils campent. Hors de leurs bateaux, ils sont chasseurs et bûcherons ; l’habitude de vivre dans les bois a fait d’eux les meilleurs batteurs d’estrade de toute l’Amérique. Ils lisent leur route sur la mousse des arbres, devinent les lieux où les sauvages stationnent aux diverses époques de l’année, et retrouvent, après huit jours de marche, l’animal ou l’ennemi qui essaie de se soustraire à leur poursuite.

Tant qu’il a assez de force pour ramer, le voyageur retourne rarement visiter les villages du Bas-Canada. Après le plaisir de remonter les rivières jusqu’à leur source comme l’anguille, de courir sur la neige comme le renne, il n’en connaît pas de plus grand que de raconter ses aventures. Si vous voulez le mettre en verve, offrez-lui un verre de rhum, puis excitez par vos questions sa vanité de conteur. Le Canadien s’anime aussitôt ; il parle avec des gestes emphatiques : voilà le Français à l’imagination vive, au tour de phrase rapide et énergique, semant son récit d’épisodes imprévus. Les années n’altèrent pas sensiblement la physionomie de ces robustes aventuriers. Souvent même ils ignorent leur âge et ne s’aperçoivent point eux-mêmes qu’ils vieillissent. Quand enfin leurs bras refusent de se plier au mouvement de la rame, ils reviennent sur les bords du Saint-Laurent. C’est là que nous en avons vu de bien vieux, vieillards octogénaires dont les cheveux blancs flottaient en longues mèches, toujours prêts à serrer la main d’un Français de France. Jusqu’à la mort, ils s’emploient aux travaux de la navigation ; les uns se font pilotes, les autres pêcheurs, et le dernier bruit qui frappe leurs oreilles est celui du courant refoulé par la proue d’une barque. Voilà deux siècles que cette race de Canadiens se perpétue ; elle durera tant qu’il restera en Amérique des pays incultes où ils puissent exercer l’industrie qui leur est propre. Peut-être eussent-ils mieux fait de défricher le sol que de pousser dans tous les sens des explorations qui ne les enrichissent guère ; mais ce n’est pas à nous de leur reprocher d’avoir suivi leur instinct. Ces Français abandonnés en Amérique ont été emportés avec ardeur vers l’infini