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Les lois d’amour se divisent en quatre parties : la première traite du son des lettres dans la langue romane, la seconde contient les règles des vers romans, la troisième est une grammaire et la quatrième une rhétorique.

On ne peut qu’être frappé, en les parcourant, du degré de culture intellectuelle qu’un pareil travail suppose. Au milieu de ce XIVe siècle, un des plus tristes de notre histoire nationale, à la veille de la funeste bataille de Poitiers et de la captivité du roi Jean, quand le royaume était dévasté par les Anglais, les Navarrais et les barons français eux-mêmes, armés les uns contre les autres, au moment où l’anarchie universelle allait produire la jacquerie et toutes ses horreurs, il se trouvait encore sur un des points de cette France si malheureuse, si ignorante et si grossière, un asile ouvert aux études littéraires. Guillaume Molinier est un grammairien excellent, un rhéteur plein de goût et de science. Il connaît le nom de toutes les figures de rhétorique inventées par les grammairiens grecs et latins ; il est, sous ce rapport, le devancier et le maître de tous ceux qui ont fait, après lui, des grammaires et des rhétoriques. Il range, il est vrai, les figures de mots sous des catégories singulières : c’est d’abord Barbarisme qui eut de sa femme Métaplasme quatorze filles qui sont Prothèse, Epenthèse, Syncope, Ellipse, etc ; puis c’est Solécisme qui eut de sa femme Schème vingt-deux filles qui sont Prolepse, Syllepse, Hypallage, etc. ; puis viennent les treize filles qu’Allébole eut de sa femme Trope, et qui sont Métaphore, Catachrèse, Métonymie, etc., et ainsi de suite ; mais ces petits raffïnemens de style ne nuisent pas au fond des choses : quand il traite de chacune de ces figures en particulier, il en parle fort pertinemment, en homme qui connaît bien son sujet, et il a soin d’appuyer chacun de ses préceptes par des exemples choisis avec art.

Voilà donc une preuve de plus que la tradition des lettres antiques ne s’est jamais complètement perdue dans les temps les plus sombres du moyen-âge. Molinier n’est pas étranger au grec, et à coup sûr il sait le latin, car il donne des règles applicables à cette langue. Pour un homme qui écrivait en 1350, ce n’est pas un petit honneur. Je sais bien que toute cette érudition du rhéteur toulousain ne vaut pas une page de Froissart, son contemporain ; mais, si Molinier est très inférieur à Froissart pour l’originalité, il lui est assurément très supérieur par l’étude et la culture : il devait regarder le conteur flamand, s’il le connaissait, comme un barbare, et il avait raison à certains égards. Froissart écrivait dans une langue qui commençait, et Molinier dans une langue qui allait finir : l’un avait toute la naïveté, toute la verdeur, toute la verve spontanée de la jeunesse, l’autre avait toute la science avec toute la recherché d’un autre âge ; mais l’un n’est pas moins remarquable que l’autre, à des points de vue différens, et si Froissart est plus amusant, plus varié, plus précieux comme historien, il est peut-être plus étonnant de trouver, sous le roi Jean, un disciple érudit d’Aristote et un prédécesseur de Dumarsais.

Ce traité des tropes et des figures n’est pas d’ailleurs ce qu’on peut remarquer de plus intéressant dans les lois d’amour. À côté de cette partie toute scientifique et empruntée à des maîtres qu’on aurait pu croire tout-à-fait oubliés à cette époque, se trouvent deux autres parties complètement neuves. Je n’ai pas l’intention d’insister beaucoup ici sur la grammaire de Molinier, qui est pourtant très digne d’attention sous un double rapport. Outre quelle atteste une connaissance approfondie de la philosophie du langage en général, elle donne