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une pension pour aller achever ses études à Vienne. La chute de l’électeur de Cologne, en privant Beethoven de sa place d’organiste et de la pension que lui faisait ce prince généreux, le fixa pour toujours à Vienne, où il dut chercher des moyens d’existence. Il y fut bientôt rejoint par ses deux frères, dont les misérables discussions furent pour lui une source d’amertume qui empoisonna son existence.

Vers le commencement de ce siècle, alors que Beethoven était dans la plénitude de la vie et de ses facultés, il fut atteint de la plus horrible infirmité qui puisse affliger un musicien : il devint sourd. Ce mal, qui commença à se faire sentir déjà en 1796, ne fit que s’accroître avec les années, et l’ignorance des médecins dont il suivit les conseils le rendit incurable. Voilà donc un compositeur, voilà un génie grandiose qui enfante tout un monde nouveau, et condamné à ne jamais entendre ce qui fera le charme éternel de la postérité ! Voilà un poète grand comme Homère, grand comme Dante, Michel-Ange ou Shakspeare, dont il possède la fantaisie féconde, qui ne pourra jamais pénétrer dans cette forêt enchantée qu’il fait surgir d’un coup de sa baguette et qu’il remplit de sonorités mystérieuses ! Vous imaginez-vous quelle dut être alors la douleur de ce grand homme ! Un sombre désespoir s’empara de son ame. Honteux de son infirmité, qu’il n’osait avouer, il fuyait la société des hommes, et, ne pouvant plus communiquer avec le monde extérieur, il se repliait sur lui-même pour écouter la seule voix qu’il pût entendre, la voix de ce génie familier qui visitait Socrate, et qui parle à la conscience de tous les êtres supérieurs. Dans un testament que Beethoven fit en 1802, et dont on a trouvé le brouillon après sa mort, on remarque ces paroles : « Hommes qui me croyez méchant, fou ou misanthrope, vous me calomniez parce que vous ignorez la cause qui dirige mes actions. Mon cœur et ma raison étaient faits pour comprendre et goûter les douces relations de la vie, si une affreuse infirmité que des médecins ignorans ont rendue à jamais incurable ne m’eût séparé du monde que j’aimais. Né avec un tempérament de feu et une imagination qui se plaisait au milieu de causeries aimables et d’épanchemens affectueux, je suis condamné à vivre comme un proscrit. Que de pensées amères sont venues m’assaillir dans cette solitude profonde ! que de fois j’ai conçu le funeste projet de trancher violemment le fil de ma destinée… si l’art, l’art immortel, n’eût arrêté la main homicide ! Il me paraissait indigne de quitter ce monde avant d’avoir accompli tout ce que je rêvais… O Dieu tout-puissant qui vois le fond de mon cœur, tu sais que la haine et l’envie n’y ont jamais pénétré. Et vous, qui lirez ces lignes, pensez que celui qui les a écrites a fait tous ses efforts pour se rendre digne de l’estime de ses semblables. »

Ne dirait-on pas une page de Rousseau, une de ces pages où l’auteur