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peut avoir sur tel ou tel sujet, mais sa manière de raisonner, la somme de perspicacité et d’imprévoyance qui se trouve en lui, et dont il se sert pour concevoir toutes ses idées ; j’entends non point les aptitudes de ceux-ci ou de ceux-là, mais ce qui compose l’être pensant et voulant de l’invisible public qui mène réellement la France. Où est cette partie de la nation ? Peu importe ; ses œuvres sont là. Par elles, on peut connaître les mobiles et les procédés d’esprit, les facultés et les impuissances dont chacune de ces œuvres atteste l’existence dans les âmes, et qui, par cela seul qu’elles y sont, seront bien certainement ce qui engendrera les actes et les décisions du pays chaque fois qu’il agira ou décidera.

En essayant cet examen de conscience, il est une chose que je ne veux pas oublier : c’est que, lorsqu’on met en cause le caractère d’une masse d’hommes, on est face à face de la nature souveraine avec laquelle vouloir n’est pas toujours pouvoir. Avons-nous réussi dans ce que nous avions entrepris ? Là n’est pas la véritable question. — Avons-nous tenté ? Tel est le point capital. Dans notre propre intérêt à tous, il importe que nous sachions s’il s’est trouvé chez nous des ouvriers volontaires pour toutes les corvées nécessaires, si la France a réellement pu fournir le contingent de facultés qu’exigeait d’elle sa nouvelle situation.

Je ne sais si je me trompe, nais de toutes les sociétés européennes, la nôtre me semble présenter le plus curieux spectacle. Nous sommes un des pays où l’intelligence a montré le plus d’activité, sinon de largeur, une des nations où la raison humaine, chez quelques-uns, a été le plus près de pouvoir imaginer ou du moins comprendre tout ce qui jusqu’ici a pu être conçu, et en même temps nous sommes une des contrées où toute la sagesse qui a pu se dégager chez quelques-uns a exercé le moins d’influence sur la direction générale de la communauté, sur ses faits et gestes comme sur son état moral. La France a possédé bon nombre d’hommes éminens dans tous les genres, bon nombre d’écrivains et de publicistes qui ont été honnêtement jaloux de faire de leur mieux ; mais la gloire n’en revient guère qu’à Dieu. La seule conclusion qu’il soit permis d’en tirer, c’est qu’il est né parmi nous des êtres d’élite qui ont eu le besoin d’observer, le besoin de combiner en eux leurs observations et la propriété d’enfanter ainsi d’honnêtes jugemens. Quant à ce que ces hommes d’élite et en général les minorités intelligentes ont fait chez nous pour barrer le chemin aux jugemens étroits ou sans sincérité, quant aux précautions qu’ils ont prises pour que les folles prétentions et les mauvaises intentions ne pussent pas travailler à organiser le règne de la barbarie, je doute que nous ayons lieu d’être fiers.