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du sentiment. La vie de Beethoven, et particulièrement l’histoire de la sonate que vous venez de jouer avec une émotion si pénétrante, prouveraient la vérité de ce principe bien mieux que de vagues généralités.

— Pourquoi, monsieur, n’auriez-vous pas la bonté de me dire quelle est l’origine de cette sonate en ut dièse mineur que je préfère entre toutes celles que nous devons au génie vaste et profond de Beethoven ? Je ne connais rien de l’existence de ce grand homme, et vous savez combien j’aime à vous entendre parler de l’art qui fait le charme de ma vie. Je n’avais rien compris à la musique avant qu’une heureuse combinaison du sort vous eût amené dans ce pays. Ma tante, qui apprécie votre esprit et vos connaissances autant qu’elle estime votre caractère, est charmée de voir que je me plaise à vos causeries attachantes. Elle prétend que votre manière d’envisager les arts et les considérations que vous inspirent les œuvres des maîtres contiennent des préceptes aussi utiles pour la pratique de la vie que pour la formation du goût.

— Mme la comtesse de Narbal, votre tante, est une femme trop supérieure pour ne pas avoir senti que ce qu’on appelle vulgairement le goût est un résumé de toutes les nuances délicates de l’esprit et du cœur. Les arts, je le répète, ne font que reproduire l’idéal qui est en nous et que nous voudrions réaliser sur la terre, si les inconséquences ou les faiblesses de notre nature ne venaient y mettre obstacle. En voulez-vous un exemple ? Regardez autour de vous, et voyez l’ordre et l’élégance exquise qui éclatent partout dans cette belle habitation tout ici accuse l’influence d’une femme d’élite, qui a su donner à son existence l’harmonie qui règne dans son ame. Le goût de Mme de Narbal se reconnaît dans l’éducation brillante et solide qu’elle vous a donnée, mademoiselle, aussi bien que dans l’usage qu’elle fait de sa fortune. La main discrète et pieuse qui se glisse furtivement dans la demeure du pauvre, les livres choisis, les gravures, les objets précieux qui ornent ces appartemens, ainsi que la musique qu’on y entend et les plaisirs délicats qu’on y cultive, sont les manifestations diverses d’une noble créature, dont l’esprit et le cœur concourent harmonieusement au vrai but de la vie : la réalisation du beau ! Ah ! que de souvenirs douloureux et charmans réveille en moi le spectacle de cet intérieur paisible où je reçois un accueil si bienveillant !… Mais j’allais oublier Beethoven et la sonate en ut dièse mineur dont vous désirez connaître l’origine. Aussi bien il est encore de bonne heure, et Mme de Narbal, qui aime à prolonger ses promenades tant que l’atmosphère conserve sa douce moiteur, nous laisse plus que le temps nécessaire au récit que vous exigez de moi. Et comment pourrions-nous mieux employer les heures propices de cette nuit sereine qu’à nous entretenir du musicien sublime qui a si bien compris les harmonies de la nature !