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L’ordre établi depuis quatre siècles fut, pour la première fois, théoriquement attaqué ; de nouvelles doctrines se propagèrent ; les classes laborieuses, initiées par l’instinct de leurs souffrances aux aspirations de la science et de la politique, s’arrachèrent enfin à cet esprit d’association exclusive qui jusqu’alors les avait dominées. Elles furent pour ainsi dire unanimes à protester contre le système restrictif, et le mot liberté du commerce fut prononcé pour la première fois dans les cahiers des états, et répété par la plupart des villes qui s’associèrent à la ligue. Cette réaction éclata plus vive encore au XVIIe siècle : « Le gain assuré des corps de métiers, disait Jean de Witt, les rend indolens et paresseux, pendant qu’ils excluent les gens habiles à qui la nécessité donnerait de l’industrie. »

« Pourquoi empêcher, disait à son tour Colbert en s’adressant à Louis XIV, pourquoi empêcher que des gens qui en ont quelquefois appris dans les pays étrangers plus qu’il n’en faut pour s’établir ne le fassent pas, parce qu’il leur manque un brevet d’apprentissage ? Est-il juste, s’ils ont l’industrie de gagner leur vie, qu’on les en empêche sous le nom de votre majesté, elle qui est le père commun de ses sujets et qui est obligée de les prendre en sa protection ? Je crois donc que, quand elle ferait une ordonnance par laquelle elle supprimerait tous les règlemens faits jusqu’ici à cet égard, elle n’en ferait pas plus mal[1]. » Condamner les brevets d’apprentissage, c’était condamner les maîtrises, et par cela même les corporations. Réclamer pour quelques-uns, au nom du progrès, la liberté du travail, c’était proclamer implicitement le droit de tous à cette liberté ; mais, pour abolir les privilèges dans une classe, il fallait les abolir dans toutes, et c’était là une œuvre impossible au sein d’une société qui reposait tout entière sur le privilège. Le temps d’une réforme radicale n’était point encore venu, et les vues de Colbert se trouvèrent nécessairement limitées par la monarchie absolue, la force de traditions encore toutes puissantes et la résistance des intérêts. On se contenta donc de modifier là où il fallait abolir, et, tout en centralisant l’administration de l’industrie, tout en la plaçant sous la surveillance de l’état, on laissa subsister le régime du moyen-âge. La polémique fut reprise dans le XVIIIe siècle avec une vivacité nouvelle. Les économistes, les philanthropes furent unanimes à réclamer la liberté du travail, et l’opinion se prononça d’une manière si formelle en faveur de cette liberté, que le gouvernement crut devoir faire des concessions.

En 1766, on présenta au parlement un édit qui supprimait les jurandes. La présentation de cet édit souleva dans la cour souveraine de violens orages. On allait voir, disait-on, l’anéantissement des arts, de la confiance et du commerce, la ruine de l’industrie ; il fallut différer encore. Enfin Turgot, que semblaient éclairer déjà les lumières de la révolution, résolut de tenter un coup d’état contre un ordre de choses que l’esprit des temps nouveaux avait condamné sans retour, et, en février 1776, il promulgua un édit portant abolition des maîtrises et des jurandes. Toutes les objections économiques qui jusqu’alors avaient été faites contre le régime des communautés industrielles se trouvaient résumées avec une lucidité parfaite dans le préambule de cet édit célèbre, déduit tout entier de cette phrase que Turgot semblait avoir dérobée d’avance à la déclaration des droits de l’homme : « Dieu, donnant à l’homme des besoins et lui

  1. Testament politique de Colbert, chap. 15.