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c’est la marchandise elle-même qui doit être bonne et loyale. La législation, lorsqu’elle s’occupe de prévenir les fraudes, semble s’inspirer de la morale sévère des casuistes[1] ; ici l’intérêt de la corporation est sacrifié à celui du consommateur. Les statuts règlent dans le plus grand détail la qualité des matières premières, quelquefois même leur provenance, et déterminent avec minutie les diverses opérations de la main-d’œuvre. Les fabricans de draps ne pouvaient, suivant les villes, employer que des laines de tel pays, de telle qualité, de tel prix. Les gardes des métiers examinaient les laines lorsqu’elles étaient en toison ; quand il s’agissait de les filer, de les teindre, de monter la chaîne, c’étaient encore de nouveaux examens. On ne pouvait employer dans chaque pièce d’étoffe qu’un nombre de fils déterminé. La longueur, la largeur des pièces, quelquefois même leur poids, étaient fixés d’une manière invariable, et, pour qu’il fût toujours possible de constater les contraventions, chaque ouvrier, chaque corporation, chaque ville avait sa marque particulière, qu’on apposait successivement sur chaque pièce d’étoffe avant la mise en vente. Les cordiers ne pouvaient filer en temps de pluie ou de brouillard ; les mégissiers, les corroyeurs, ne pouvaient acheter de peaux et les mettre en œuvre sans au préalable avoir vu la bête. On poussait même la précaution jusqu’à imposer quelquefois l’obligation de travailler sur rue dans des boutiques ouvertes, afin que chacun pût voir et oïr les ostils.

Les procédés de fabrication étant ainsi minutieusement déterminés à l’avance, il était difficile d’y introduire des perfectionnemens, attendu que les innovations même les plus profitables étaient regardées comme une infraction et punies comme telles. Pour avoir le droit d’employer un procédé nouveau, une machine nouvelle, il fallut plus d’une fois recourir à l’autorité royale, et ceux qui par hasard faisaient des découvertes avaient soin de les cacher ou de les utiliser à leur profit, parce qu’ils craignaient les poursuites, l’amende, quelquefois même la perte de leur industrie. Ce qui se faisait en dehors de la prescription des statuts restait à l’état de science occulte, et, jusqu’au XVIIe siècle, les traités des arts mécaniques ont porté le titre de secrets. « Toute découverte relative à un art faite hors de la communauté qui en avait le monopole, dit avec raison M. Dunoyer, restait sans application. La communauté ne souffrait pas que l’inventeur en profitât à son préjudice, et toute découverte faite dans le sein même d’une corporation était également perdue. Les membres à qui elle n’appartenait pas, sentant qu’elle ne pouvait que nuire au débit de leurs propres produits, ne négligeaient rien pour la faire avorter. » Sans aucun doute c’est à cette haine contre toute innovation qu’il faut attribuer la perte d’une foule de découvertes sur lesquelles on n’a que des indications vagues, et qui sont restées comme ensevelies dans la barbarie du moyen-âge. De plus, toute industrie nouvelle qui exigeait le concours de plusieurs métiers se trouvait paralysée par les prétentions rivales de ces métiers, qui prétendaient s’en attribuer l’exercice exclusif. Ainsi, à une époque toute récente, quand la fabrication des tôles vernies s’établit en France, les vernisseurs, les serruriers, tous les gens qui travaillaient les métaux, la réclamèrent chacun pour soi, et, au milieu de ces contestations, personne ne pouvait exercer la nouvelle industrie.

  1. Saint Thomas, De Fraudulentia in emptionibus et venditionibus.