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encore les privilèges. Les corporations les plus florissantes et les plus riches occupaient, dans les villes principales, la même situation que ces villes occupaient dans l’état, et jouissaient comme elles de franchises et d’exemptions. Les six corps de métiers de Paris rappelaient les grandes corporations de Florence connues sous le nom d’arti-maggiori, et, de même que ces corporations formèrent la haute aristocratie florentine, de même les six corps de métiers formaient à Paris la haute aristocratie municipale. Il y avait en outre des artisans et des marchands qu’on désignait sous le titre de privilégiés suivants la cour, et qui seuls travaillaient pour le roi et les grands officiers. Les orfèvres, qui gardaient les joyaux de la couronne ; les cordiers, qui fournissaient à la justice des cordes pour les supplices ; les monnoyeurs, les verriers étaient surtout favorablement traités, et ceux qui exerçaient ces professions étaient souvent, comme l’église et la noblesse, exemptés de certaines charges publiques, telles que le guet, le ban et l’arrière-ban, le logement des gens de guerre et même les impôts ; mais le fisc ne perdait jamais ses droits. Restreintes entre un plus petit nombre de contribuables, les charges n’en devenaient que plus lourdes, et l’aisance, la sécurité des classes admises aux privilèges, étaient cruellement rachetées par la misère de celles qui ne pouvaient y participer.

Les privilèges ! ce fut là, par une déplorable erreur, le seul moyen que les rois les mieux intentionnés eux-mêmes, Henri IV ou Louis XIV, les ministres les plus habiles, Sully ou Colbert, employèrent constamment pour favoriser la prospérité du royaume. Égarés dans la voie fatale du monopole et de l’exclusion, ils plaçaient en dehors du droit commun les industries dont ils voulaient favoriser le développement. Ils agissaient de même à l’égard des industries étrangères qu’ils cherchaient à fixer dans le pays. L’histoire a justement loué Louis XIV des efforts qu’il a tentés pour mettre la France en état de se suffire à elle-même et pour l’élever au premier rang des nations commerçantes. L’établissement des manufactures royales comptera toujours parmi les gloires de son règne ; mais ce qu’on n’a point suffisamment remarqué, c’est le tort considérable qu’elles occasionnèrent aux petits fabricans. Les fabriques qui pouvaient leur faire concurrence étaient mises en interdit dans un rayon déterminé autour des lieux où elles s’établissaient. Ces manufactures avaient, outre d’importantes franchises de droits et des avances considérables en argent, un privilège pour l’achat des matières premières, un privilège pour la vente, le droit exclusif d’employer certains procédés de fabrication[1], et on allait souvent jusqu’à défendre aux consommateurs d’user d’autres produits que ceux qui sortaient de leurs ateliers. Le grand roi avait, pour ainsi dire, organisé la tyrannie des perfectionnemens. Jamais, sous l’ancienne monarchie, les arts technologiques ne firent de plus rapides progrès ; jamais aussi, par une triste compensation, la misère ne fut plus grande parmi les classes ouvrières, et peut-être cette misère de l’homme et ce progrès de l’art découlaient-ils de la même source, c’est-à-dire du despotisme auquel tous deux étaient soumis.

Ainsi, de quelque côté que l’on envisage, sous l’ancien régime, l’histoire de notre industrie dans son organisation économique, — nous parlerons plus loin

  1. Voyez Guyot, Répertoire universel de Jurisprudence, etc., 1784-85, in-4o, au mot Manufacture. Voir également au même mot le Dictionnaire de Commerce de Savary.