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une unité terrible de pouvoir sans autre contrôle que le contrôle brutal et sanglant de la rue, une égalité qui aboutissait au communisme, le travail esclave, la personnalité ou étouffée jusqu’à l’abrutissement ou exaltée jusqu’au désordre, l’homme effacé par le citoyen, la religion persécutée, ou du moins un culte unitaire et obligatoire, allant, pour ainsi dire, suivant le caprice toujours obéi de la faction triomphante, d’un être suprême exprimé par un grossier naturalisme à une déesse Raison, représentée par quelque ignoble symbole. Entre ces deux traditions, il n’y a pas de place pour un parti sérieux. Il faut être absolument ou avec la France ou avec le terrorisme, avec la société ou avec le socialisme. À se poser prétentieusement contre la révolution, à contester à la fois ses principes et ses résultats, je ne nie pas qu’on ne puisse faire assez de mal, vu notre humeur changeante et l’imprévu des événemens ; mais nous doutons qu’on jette dans le pays de bien profondes racines.

Si la France ne paraît pas savoir parfaitement ce qu’elle veut, elle sait, du moins pour le moment, ce qu’elle ne veut pas : elle ne veut ni despotisme ni démagogie. Bien qu’elle n’ait plus guère d’enthousiasme, elle sent, au dédain ou à l’antipathie que lui fait éprouver tout ce qui ressemble à un pas en arrière, à un oubli quelconque des principes posés par la révolution française, combien elle y est attachée au fond du cœur et par tous ses intérêts ; c’est encore là son point le plus sensible, car, dès qu’on y touche, il tressaille, comme si la vie même se sentait menacée. Le despotisme d’un parti, le pouvoir d’un dictateur, le césarisme, le droit divin, l’autocratie d’un comité de salut public, sans parler des systèmes absolutistes de fantaisie qui pullulent, peuvent lui déplaire à des degrés divers ; mais tous ces expédiens, déjà suffisamment connus, paraissent lui sourire assez peu. S’il n’est pas permis de prédire, il est du moins permis d’espérer, avec quelque vraisemblance, que, débarrassée de la fausse histoire, de la fausse philosophie et de la fausse politique qui se sont produites à propos de la révolution et traînées à sa suite, la France se dira qu’après tout le plus sûr moyen d’éviter un nouveau 93 est encore de s’en tenir à la tradition de 1789, à la fois maintenue dans ses conquêtes, développée en ce qui regarde les libertés locales, affermie et complétée dans ses garanties d’ordre et de gouvernement. À tenir un langage si raisonnable, nous savons qu’on risque de produire peu d’effet ; mais qu’y faire ? On peut s’en consoler en pensant qu’on est avec la vérité générale et humaine, toute conforme aux idées, si grandes et si simples, posées ou développées par la révolution, et qu’on est aussi avec la vérité de son temps.


H. BAUDRILLART.