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la longue, une génération entièrement nouvelle avait surgi qui, voyant, toutes les places prises, devint naturellement opposition, et qui, n’ayant pu, vu la communauté d’idiome, étudier son rôle d’opposition que dans les journaux français, se mit à débiter les tirades du National à son public de huit cent mille nègres, lequel n’y comprit rien, et continua de danser la calinda, avec accompagnement de bamboula.

Voyant leur peu de succès, les acteurs conclurent tout naturellement encore de trois choses l’une : que le parterre était stupide, ou qu’il était vendu, ou qu’on ne lui laissait pas la liberté d’applaudir. À qui fallait-il s’en prendre ? Évidemment à la concurrence gouvernementale, au président Boyer. Ce malheureux président-soliveau, qui n’avait pas un sou vaillant, qui ne voyait pas devant lui de plus formidable obstacle que l’ignorance des masses, et dont tout le crime était d’avoir voulu trop brusquement transformer les esclaves de la veille en citoyens, ce malheureux Boyer, disons-nous, fut donc accusé[1] de « soudoyer » les consciences, de plonger les Haïtiens dans le « servilisme, » et de les « abrutir systématiquement » par l’ignorance, afin de mieux dominer leur torpeur.

La classe de couleur étant la plus lettrée, ou à peu près la seule lettrée, la nouvelle opposition se recrutait bien entendu dans ses rangs c’est l’inévitable bourgeois dénonçant le gouvernement de la bourgeoisie. Boyer lui en remontrait avec beaucoup de sens le danger et le ridicule au bruit de ces querelles mulâtres, l’Afrique, la pure Afrique, qui ne dormait peut-être que d’une oreille, ne finirait-elle pas par se réveiller ? Mais, en comprenant que le gouvernement avait peur, l’opposition ne fit que redoubler de violence, et l’Afrique, qui s’était en effet réveillée, apprenant à son tour qu’elle faisait peur, résolut d’en profiter à l’occasion. Le tremblement de terre de 1842, qui détruisit la ville du Cap et fit périr la moitié des habitans, lui fournit cette occasion. La population des campagnes envahit les dénombres, et, sourde aux sifflemens de l’incendie comme au râle des mourans, pilla pendant quinze jours, se ruant indifféremment au passage sur les mulâtres du parti conservateur, dont l’opposition lui avait dit tant de mal, et sur les mulâtres de l’opposition, dont le gouvernement lui disait si peu de bien[2]. Ainsi, il avait suffi d’agiter un peu

  1. L’opposition française venait même directement à l’aide de l’opposition haïtienne. Il n’est pas jusqu’à l’honorable M. Isambert qui, dans une lettre adressée tout exprès au président du sénat d’Haïti, M. B. Ardoin, n’ait cru devoir stygmatiser la tyrannie raffinée et les actes inconstitutionnels du président Roger, à qui il adressait cette foudroyante apostrophe : « Charles X en avait fait moins ! » - Mon Dieu, oui, M. Isambert.
  2. Les paysans noirs disaient pour leur raison : « C’est bon Dié qui ba nous ça ; hié té jour à ous, joudui c’est jour à nous. » - C’est le bon Dieu qui nous donne ça ; hier c’était votre jour, aujourd’hui c’est notre jour.