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peau. Accepter la lutte, c’eût été jouer le tout pour le tout, et Boyer aima mieux laisser cet esprit de défiance et de révolte s’éteindre peu à peu faute d’aliment. Le code rural tomba donc en désuétude ; travailla à peu près qui voulut. La paix même, en rendant inutile une organisation militaire qui seule avait maintenu jusque-là un reste de discipline et d’unité dans le travail agricole, contribua à le désorganiser. Haïti débutait, en un mot, dans la vie des nations par ce double contre-sens d’un gouvernement pour qui la défaite de l’ennemi intérieur devient une nouvelle cause de crainte et de faiblesse, « et d’un peuple qui languit et qui meurt par ce qui est la loi du développement et de la prospérité des nations : la sécurité[1]. »

Dans quelques cantons, cependant, le code rural reçut un commencement d’exécution ; mais comment ? Un journal haïtien de l’époque nous le dira[2] : « Résistant à s’employer pour autrui moyennant salaire, ils (les cultivateurs) accusent les contrats synallagmatiques de gêner leur libre arbitre, ils devraient dire leur inconstance. Alors, pour s’en affranchir, ils appauvrissent les propriétaires, les dégoûtent, les désespèrent jusqu’à les porter à sacrifier leurs propriétés. Alors, aux termes des contrats, leur gros pécule, amassé patiemment, est là pour être offert aux propriétaires qui se résignent. » Dans le paysan nègre, il y a largement, comme on voit, l’étoffe d’un paysan européen. Habilement excité et dirigé, cet esprit de cupidité et de ruse pourra devenir plus tard, au pis aller, un puissant levier d’organisation sociale ; mais, en attendant, il avait ici pour mobile la paresse, pour tactique le ralentissement de la production, et pour fin l’accélération du morcellement.

Le gouvernement de Boyer, quoi qu’on ait dit, faisait des efforts très réels pour vaincre cette force d’inertie ; mais, avec un peuple dont la moitié vit de bananes, et dont l’autre moitié ne détient le sol que pour ralentir ses forces productrices, un gouvernement en est bientôt réduit aux assignats, et avec des assignats on ne peut ni organiser l’instruction, ni ouvrir des routes, ni instituer de primes d’encouragement, ni créer, à une nation ces besoins artificiels qui sont le principal ressort de l’activité matérielle et morale des sociétés. Une ressource suprême, mais décisive, restait : c’était d’appeler les bras et les capitaux étrangers à l’exploitation des immenses ressources vierges de l’île. La constitution de 1805 et toutes les autres constitutions à la file avaient dit : « Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied

  1. Saint-Domingue, par M. Lepelietier Saint-Remy.
  2. Le Temps (7 avril 1842). Ce journal, rédigé par deux hommes qui ont pris une longue part au gouvernement de leur pays, MM. B. et C. Ardouin, contient une série d’études où l’esprit et les conséquences du système agricole de Pétion et de Boyer sont appréciés avec autant d’impartialité que de sens.