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homme fait, il est surpris de reconnaître jusqu’aux rides des boiseries, jusqu’aux lézardes des murailles. Il verra, dans le cours de sa vie, mille choses plus belles, plus caractérisées, plus frappantes ; le souvenir de ces choses s’altérera ou s’effacera : la maison paternelle restera seule intacte parmi les ruines de sa mémoire. Lord Byron entrait à Newstead en héritier dépaysé dans son propre manoir. Il prenait possession d’un majorat ; il n’était pas l’enfant de la maison, il en était le seigneur. Le jour où il quitta Newstead pour le collége d’Harrow, à qui fit-il ses adieux ? Aux ombres des héros ses ancêtres « Ombres des héros, votre descendant, quittant la demeure de ses ancêtres, vous dit adieu ! » Il voit des ombres à Newstead, c’est pour cela que la description qu’il en fait est vague et n’est point touchante. Il vendit Newstead pour payer ses dettes ; les souvenirs de l’adolescent qui venait y passer ses vacances, du jeune homme qui y cacha ses premières passions, ne le protégèrent pas contre les besoins d’argent de l’homme fait.

Comme il s’était accoutumé à n’avoir plus Newstead, il s’accoutuma à n’avoir plus de patrie. Tout enfant, ses lectures favorites avaient été des récits de voyages. Son imagination l’avait presque détaché de son pays, avant qu’il fût forcé d’embrasser l’exil comme une délivrance. La patrie de lord Byron, c’est celle des Conrad, des Lara, des Manfred ; c’est partout où le génie de l’individu est plus fort que la société, et où la nature est plus forte que l’homme : l’Orient, les Alpes, la mer, la mer surtout d’où lui étaient venues les premières impressions de grandeur et de puissance[1], la première voix par laquelle la nature avait parlé à l’enfant de génie. Après l’amour humain, celui qu’il a le plus senti et le mieux exprimé, c’est l’amour pour la mer. « Et je t’ai aimé, Océan ! et les plus vives joies de ma jeunesse étaient de me sentir poussé à l’aventure, comme une des bulles qui se forment sur ton sein ! Enfant, je faisais mes délices de me jouer avec tes brisans, et si le temps, venant à fraîchir, les rendait menaçans, cette crainte même avait du charme pour moi ; car j’étais comme un de tes enfans, et près ou loin du rivage, je me confiais à tes flots, et je passais ma main sur ta crinière, comme je fais en ce moment[2]. »

Enthousiasme, sentiment, poésie, rien ne manque à cette stance sublime et charmante, et rien ne sent moins le cabinet que cet amour dont les souvenirs se confondent avec les sensations présentes. Amour deux fois vrai, car ce que le poète se rappelle avoir senti, il veut le sentir encore au moment où il s’en souvient !

Bien des hommes font des sermens comme celui de lord Byron pour

  1. Il habitait près d’Aberdeen, sur les côtes orageuses de la mer d’Ecosse.
  2. Childe-Harold, chant III.