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elle par la religion ce sentiment de dignité humaine et de responsabilité morale que le régime servile y avait éteint ; réagissant par son rigorisme extérieur[1] contre les habitudes de dissolution que ce régime avait léguées ; rendant l’instruction obligatoire aussi bien que le travail ; s’efforçant en un mot, avec une égale ardeur et un égal succès, à civiliser les hommes et à rendre les femmes plus sauvages. Il avait su notamment inspirer à ces anciennes hordes de Jean-François, qui n’avaient jusque-là appris la liberté que par la dévastation et le pillage, une horreur presque superstitieuse du bien d’autrui. C’est à ce point qu’elles n’osaient prendre même les gratifications que les blancs leur offraient[2]. Cet ordre modèle n’était à la vérité obtenu qu’au prix d’un despotisme effrayant ; mais il faut toujours tenir compte du milieu. Pour les noirs qui se souvenaient de la patrie africaine, comme pour la plupart de ceux qui ne pouvaient interroger que les souvenirs de l’esclavage, l’idée d’autorité ne pouvait guère se séparer de l’idée d’arbitraire et de violence. En les administrant à coups de sabre, à coups de bâton et à coups de pistolet, Toussaint leur parlait à peu près le seul langage officiel qu’ils fussent en mesure d’entendre et le seul qu’en des conditions analogues eût pu entendre un blanc. Après la proclamation de la liberté générale, le commissaire Polverel publia un règlement de travail dont les principales prescriptions ne se glissaient que timidement entre les orties et les ronces des droits de l’homme. « L’oeuvre du premier législateur du travail libre, dit M. Lepelletier Saint-Remy, fut accueillie par les rires et les quolibets de ses nouveaux justiciables : Cominissai Palverel, li bête trop, li pas connaît ayen, disaient-ils en riant des peines que se donnait le commissaire de la république pour les légiférer. » - Voilà l’esclave de la veille et surtout l’Africain de l’avant-veille ; ils ne se seraient pas crus gouvernés, s’ils ne s’étaient sentis opprimés. Ici, comme dans les bandes de Biassou et d’Hyacinthe, l’oppresseur était un chef noir, et c’était assez pour leurs vagues aspirations de liberté. Toussaint fondait en somme la véritable politique noire, la seule qui convint à l’élément incivilisé et brut du nouveau peuple. En effet, nous verrons successivement

  1. « Sa vie intime, écrivait Pamphile Lacroix, n’est rien moins qu’édifiante. Nos jeunes généraux, curieux et indiscrets, trouveront dans les coffres du gouverneur noir bien des billets doux, bien des mèches de cheveux de toutes couleurs ; mais son hypocrisie naturelle lui sert à cacher ses fautes : il sait, comme il le dit une fois dans un de ces discours qu’il faisait souvent dans les églises où le peuple était assemblé, il sait que le scandale donné par les hommes publics a des conséquences encore plus funestes que celui donné par un simple citoyen, et extérieurement il reste un modèle de réserve ; il recommande les bonnes mœurs, il les impose, il punit l’adultère, et, à ses soirées, il renvoie les dames et les jeunes filles, sans épargner les blanches, qui se présentent la poitrine découverte, ne concevant pas, dit-il, que des femmes honnêtes pussent ainsi manquer à la décence. »
  2. M. Madiou, Histoire d’Haïti.