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expédient de soulever contre lui les dix-neuf vingtièmes de ses futurs sujets et de les refouler dans les bras de la métropole ? Ce n’est pas discutable. Toussaint n’était ici que doublement habile. Ayant affaire à deux intérêts qui auraient pu se dire également spoliés, à la métropole et aux planteurs, — ne devait-il pas chercher à en désarmer au moins un ? Or, il jetait de préférence son dévolu sur celui des deux qui pouvait le mieux s’accommoder de ses projets d’indépendance, et dont le contact était le moins menaçant. C’était le cas des planteurs, qui faisaient, on l’a vu, très bon marché de leur nationalité française, et qui, perdus dans l’océan de la population noire, forts de la protection seule de Toussaint, ne pouvaient lui inspirer aucun ombrage. Les anciens colons apportaient d’ailleurs à la nationalité noire rêvée par Toussaint les quatre principaux élémens de toute société constituée civilisation, capitaux, relations commerciales, influence extérieure même par leurs affinités avec la contre-révolution européenne. — Mais pourquoi le rétablissement de la glèbe ? Parce que le vieux noir avait compris d’instinct ce qu’une terrible et coûteuse expérience seule a appris aux blancs. Le caractère essentiel de l’esclavage étant le travail forcé, la première preuve de liberté que l’ancien esclave soit tenté de se donner à lui-même, c’est la paresse illimitée, et Toussaint prévenait ce dernier excès par l’excès contraire. S’il suspendait la liberté en fait, il la fortifiait en principe, car il détruisait le principal argument des partisans de l’esclavage en prouvant que l’affranchissement pouvait très bien se concilier avec l’intérêt et les droits des propriétaires, de même qu’il popularisait son projet d’indépendance auprès de ceux-ci en prouvant qu’un gouvernement noir pouvait plus faire produire au travail qu’un gouvernement blanc. Toussaint ne trahissait pas davantage la cause de sa race, lorsqu’il introduisait ou laissait introduire dans la constitution qui le nomma gouverneur à vie, avec faculté de désigner son successeur ; un article tendant à faire venir des engagés d’Afrique. Qui ne voit, en effet, que cette traite déguisée eût hâté tout à la fois l’émancipation individuelle des anciens esclaves, en venant combler les vides successifs que leur accession graduelle au rang de cultivateurs libres devait laisser dans la grande culture, et leur émancipation nationale, en renforçant l’élément noir autour du chef noir ? On pourra dire à la rigueur que Toussaint n’était pas capable de combinaisons aussi compliquées et aussi lointaines, qu’il y prêtait la plain en aveugle et par pure docilité pour ses conseillers blancs, qui y trouvaient momentanément leur compte : peu importe ; l’essentiel était de démontrer que la politique dont Toussaint était l’agent intelligent ou passif n’était pas incompatible avec la régénération des noirs.

La meilleure preuve que Toussaint ne conspirait pas contre les droits de sa race, c’est qu’il la préparait à l’usage de ces droits, suscitant en