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terribles représailles contre l’insurrection noire, avaient fourni plus d’une fois à celle-ci l’excuse de l’esprit d’imitation.

Les insurgés du nord étaient encore, à leur point de vue, très logiques lorsqu’ils se disaient gens du roi et s’unissaient aux contre-révolutionnaires. Les deux grandes fractions du parti révolutionnaire de Saint-Domingue étaient, nous l’avons vu, également hostiles à l’abolition de l’esclavage, et quoi d’étonnant que, se voyant les mêmes ennemis que le roi, les noirs identifiassent leurs intérêts avec les siens ? La confusion, s’il y a réellement ici confusion[1], était d’autant plus excusable que l’autorité du roi et de ses agens ne se révélait guère aux esclaves que par son côté protecteur, comme médiatrice entre eux et la sévérité ou la cupidité des maîtres. La justice royale étant, ainsi que l’égalité chrétienne, leur seul point de contact avec le droit commun, pouvaient-ils ne pas en vouloir à une révolution qui venait « d’assassiner, selon leur expression, le roi de France, Jésus-Christ e la vierge Marie ? » On savait d’ailleurs de bonne source, au fond de mornes qui recélaient cette Afrique errante, que le roi de Congo lui même armait contre les républicains ; Toussaint Louverture, tout le premier, y crut très long-temps. Le chef noir Macaya, qui, dépêché à Jean-François et à Biassou pour les convertir au républicanisme était revenu converti par eux, traduisait donc, encore à sa façon la déclaration des droits de l’homme, lorsqu’il expliquait ainsi sa défection au commissaire Polverel : « Je suis le sujet de trois rois, du roi de Congo, maître de tous les noirs, du roi de France, qui représente mon père, du roi d’Espagne, qui représente ma mère : ces trois rois sont les descendans de ceux qui, conduits par une étoile, ont été adorer l’Homme-Dieu[2] » ce qui n’était pas trop mal pour un Congo. En somme, il n’y avait ici qu’un malentendu, et lorsque le commissaire Sonthonax, cédant, quoi qu’on l’ait dit, bien moins à l’entraînement de la peur qu’à celui d’une conviction systématique, abolit de sa propre autorité l’esclavage[3], les transports de reconnaissance de joie[4] qui accueillirent sa proclamation, l’explosion de colère que

  1. Au fond, il n’y en a pas. Louis XVI était très peu partisan de l’esclavage, et les meneurs de l’insurrection noire du nord avaient même exploité l’opinion reçue à égard. Ils avaient fait circuler dans les ateliers une prétendue ordonnance royale qui accordait aux noirs trois jours de liberté par semaine.
  2. M. Madion, Histoire d’Haïti.
  3. Sonthonax ne faisait ici que suivre le mouvement d’idées qui emportait déjà métropole. M. Madiou lui-même, qui ne cherche pourtant pas, tant s’en faut, à nous créer des titres à la reconnaissance des noirs, reconnaît qu’il y eut ici préméditation parti-pris. Ajoutons que, si Sonthonax n’avait eu en vue que de donner des auxiliaires à la métropole contre l’invasion combinée des Anglais et des Espagnols, il aurait limité l’affranchissement aux noirs enrôlés sous les drapeaux de la république ; il aurait vendu la liberté, au lieu de la donner sans conditions.
  4. « La proclamation de la liberté générale, publiée dans toutes les parties du nord où régnait l’autorité de la république par des officiers municipaux précédés du bonnet rouge porté au bout d’une pique, fit naître dans le peuple émancipé un enthousiasme qui alla jusqu’au délire. Boisrond le jeune, homme de couleur, membre de la commission intermédiaire, chargé par Sonthonax de faire ces publications, voyait accourir au-devant de lui, de bourg en bourg, de ville en ville, les cultivateurs réunis en masse. Ces hommes neufs et impressionnables paraissaient ne pas croire à tant de félicité ; ils créaient des ponts sur son passage avec des madriers qu’ils avaient portés sur leurs têtes de plus de trois lieues, et couvraient la terre de feuilles d’arbres. Le nom de Sonthonax était béni ; ils l’appelaient le Bon Dieu. Du Port-de-Paix au Gros-Morne, Boisrond fut porté en chaise à bras d’hommes par un chemin en ligne droite ouvert en quelques heures à travers les bois. » (Madiou, Ibid.)
    On joua le soir même au Cap la Mort de César. En apprenant que l’homme assassiné au dernier acte était un ennemi de la liberté, un blanc pas bon du tout, un planteur d’Europe, le parterre africain éclata en applaudissemens furieux et se répandit dans les rues pour célébrer avec des hurlemens de joie le châtiment infligé à César.