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citoyens eurent l’habileté ou la bonne foi, ce qui est souvent tout un, de rester fidèles à celle-ci. Il arriva ainsi un moment où ils devinrent, pour les commissaires chargés de pacifier l’île, ce qu’avait été le tiers-état blanc pour le gouverneur Peinier : les seuls auxiliaires coloniaux de l’influence française, de sorte que le triomphe final de l’autorité métropolitaine eut pour résultat nécessaire la prépondérance des hommes de couleur.

On reproche durement à la classe de couleur de n’avoir rien stipulé, même au fort de ses succès, en faveur des esclaves, et d’avoir mis, qui plus est, une sorte d’affectation injurieuse à séparer, dès le début, ses intérêts de ceux de la population noire. En effet ; le sang-mêlé Julien Raymond, appelant la générosité de l’assemblée constituante sur les hommes de couleur, faisait un mérite à ceux-ci de composer la maréchaussée des colonies, et de donner en cette qualité la chasse aux nègres marrons. Il représentait les hommes de couleur comme le véritable rempart de la société coloniale, et protestait avec force qu’ils n’avaient aucun intérêt à soulever les esclaves, vu qu’ils en possédaient eux-mêmes. Ogé, les armes à la main, tenait à peu près le même langage, et repoussa obstinément la proposition que lui faisait son compagnon Chavannes de soulever les ateliers. — Voilà en gros toute l’accusation : que prouverait-elle au besoin ? Que Raymond, Ogé et tous les chefs mulâtres étaient de très habiles abolitionistes.

Les mulâtres pouvaient-ils raisonnablement commencer par proclamer leur solidarité avec la caste noire ? Mais c’est cette solidarité même que dénonçaient et qu’exploitaient les adversaires de leur réhabilitation civique. Ceux-ci objectaient avec raison que le préjugé de la peau était la plus puissante sauvegarde de la société et de la propriété coloniale, et que, cette digue une fois rompue au profit des affranchis, il n’y avait pas de raison pour que le flot noir ne débordât pas par la même issue. La tactique de la défense indiquait celle de l’attaque. Plus les mulâtres affectaient de s’isoler des esclaves, mieux ils servaient la cause commune. En procédant autrement, la classe de couleur aurait nécessairement échoué, et les nègres n’y auraient gagné qu’une chose : c’est de rester séparés de la liberté par deux degrés au lieu d’un. Je veux bien admettre à la rigueur que les affranchis n’avaient pas ici une conscience bien nette de leur rôle de précurseurs, et qu’ils travaillaient surtout pour leur propre compte : qu’importe ? C’est là, après tout, l’histoire de toutes les races et de toutes les classes : chacune relaie à son tour le char, fournit sa traite, et finalement c’est la société entière qui a marché. L’essentiel est de savoir si, une fois devenus citoyens, les anciens libres ont franchement renoncé à cet isolement de commande, et, sauf quelques exceptions qui auront du reste leur pendant dans les rangs de la population noire, nous allons