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la Vierge, qui n’est occupée qu’à regarder et à plaindre les misères des hommes, jeta un arc-en-ciel en guise de pont entre le paradis et le Sillon ; elle descendit vers les moulins, vêtue en mendiante, la quenouille au côté et filant des coursets de lin[1]. À chaque porte, elle tendait son écuelle de bois, et on lui donnait une poignée de mouture ; alors elle prenait un brin de fil sur son fuseau, et liait le démon chargé de tenir l’aile immobile, en lui disant :

Qu’il souffle derrière ou devant,
Tu tourneras comme le vent.


À l’instant même, le démon était forcé de mettre la machine en train. Tous ont continué depuis, garrottés qu’ils sont par le fil béni, et, maintenant encore, si le meunier veut arrêter son tournant, il faut qu’il fasse le signe de la croix, afin de donner une faiblesse au mauvais esprit.

— Mais rien ne peut-il rompre le saint enchantement ? demandai-je.

— Rien que le kourigan noir, répliqua Jeanne. Quand par hasard il monte jusqu’à la lande, les ailes des moulins tournent plus lentement, et on croit les entendre crier sur leurs essieux ; mais ce sont les démons qui appellent le kourigan, et, si celui-ci répond, les tournans s’arrêtent, car il a puissance sur tout, hormis sur les trois personnes de la Trinité.

C’était la première fois que j’entendais attribuer une pareille autorité à l’un de ces fils de la terre qui habitent partout nos monumens druidiques, et que la tradition représente généralement sous la forme de nains malicieux égarant les voyageurs au son d’une cloche trompeuse ou par des lumières fuyantes et se réunissant dans les carrefours magiques pour danser la fameuse ronde des jours de la semaine. De nouvelles explications me firent comprendre que le kourigan noir, également connu sous le nom de petit charbonnier, était un génie à part, dans lequel l’imagination saxonne semblait avoir personnifié le malheur. Elle en avait fait le frère aîné de la mort ! Jeanne me le représenta comme une sorte d’huissier funèbre que l’on rencontrait à chaque détour de la vie, moins pour avertir d’un désastre que pour le signifier. Elle-même l’avait rencontré plusieurs fois, ainsi que Pierre-Louis, et toujours quelque chagrin avait suivi son apparition. À ce voyage encore, dans la soirée de leur départ, tous deux l’avaient aperçu à travers les haies qui bordaient la route ; il les avait accompagnés quelque temps, puis, traversant le chemin comme pour y laisser une trace de malheur, il avait disparu en poussant un cri qui ressemblait en même temps à un éclat de rire et à une plainte.

— Le plus sage alors eût été de retourner au bourg vers notre

  1. Le Berlingue est un tissu, mélange de laine et de fil.