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poussa un cri de joie, et Albino, qui le rejoignit, fit entendre, comme lui, une exclamation joyeuse.

— Ah ! graces soient rendues à Dieu ! s’écria le contrebandier avec enthousiasme ; ils sont encore sains et saufs, et nous les sauverons, quoi qu’il arrive !

C’était le 21 mars 1811, vers neuf heures du matin à peu près. Au-dessous de nous et au milieu des plaines d’Acacita de Bajan, une longue file de voitures ondulait au milieu des cactus et des acacias. Les canons suivaient à quelque distance, et le retentissement de leurs affûts arrivait jusqu’à nous. Les banderoles des cavaliers flottaient au vent, les hennissemens de leurs chevaux se mêlaient au bruit des roues de l’artillerie. Bien au-delà des premières voitures de la file, un corps de troupe, qui paraissait être l’avant-garde, était arrêté derrière une petite colline autour de laquelle tournait la route. Ces hommes faisaient sans doute une halte momentanée pour donner aux voitures le temps de les rejoindre.

— Voyez-vous i dit Albino à OEil-Double, ils doivent avoir quelques soupçons pour que leur avant-garde ne laisse pas même entre elle et les voitures la plus petite distance.

OEil-Double ne répondait rien. Son œil perçant examinait attentivement ce corps d’avant-garde.

— Les chevaux de ces cavaliers sont bien frais, dit-il, pour des animaux qui ont pu boire à peine sur la route ; voyez si ceux des deux détachemens qui viennent après eux hennissent et piaffent comme les leurs.

En-deçà de la colline et à une assez longue distance de la file des voitures qui étaient encore bien loin de l’éminence derrière laquelle était arrêté ce gros de cavaliers, six dragons marchaient au pas. Derrière ces six dragons, et à cent vares environ de distance, venait un autre groupe de cavaliers, une soixantaine environ, précédant presque immédiatement les voitures. Enfin, derrière les chariots de bagage, les voitures et l’artillerie venaient les autres hommes de l’escorte, les uns à cheval, les autres à pied. Les chevaux de tous les cavaliers tendaient le cou et n’avançaient qu’avec peine. Le contraste entre ces animaux et ceux que montait la troupe cachée par la colline n’avait pas échappé à l’œil du métis. Tout d’un coup, à l’aspect d’un officier qui se montra au milieu du corps de cavalerie en repos, OEil-Double tressaillit, et il s’écria d’une voix de tonnerre

— Trahison ! trahison ! c’est Elizondo !

C’était Elizondo en effet qui parlait à ses soldats ; mais la voix d’Oeil-Double n’arriva pas jusqu’à ceux qu’elle voulait avertir.

— Ruperto, dit précipitamment le vieillard, votre cheval n’est pas capable de nous suivre. La vie des chefs dépend du jarret de nos chevaux ;