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adresse fatale avait-il pu dérober sa marche à la connaissance des habilans d’Anelo ? Voilà ce que nous ne devinions pas. Toutefois le fait était constant, et, sans perdre le temps en commentaires, nous remontâmes à cheval au milieu de la nuit. En calculant bien notre marche, nous devions arriver à Bajan en même temps que le précieux convoi, c’est-à-dire, comme il avait sur nous cinq jours d’avance, le dixième jour de son départ et le cinquième du nôtre. Entre Anelo, que nous venions de quitter, et la Punta del Espinazo del Diablo (la Pointe de l’Épine du Dos du Diable), nous aperçûmes de loin une seconde noria, puis bientôt après les cadavres de deux chevaux que nous trouvâmes sur la route nous indiquèrent clairement que cette seconde citerne avait été desséchée comme la première. Aussi cette fois, l’impatience fiévreuse qui nous avait fait la veille prendre les devans sur le métis ne nous gagna-t-elle pas. Albino, non plus que moi, ne doutait du spectacle qui nous attendait. La noria, en effet était à sec, le fond vaseux et ensablé, les abords noyés, puis desséchés, les seaux de cuir tordus ou racornis. Comme à la première, OEil-Double descendit de cheval, examina les empreintes, les mesura et répéta de sa voix grave et solennelle : — Elizondo ! Elizondo !

— Si j’arrive à temps et que je le rencontre, je jure par NotreDame-de-Guadalupe que je lui plongerai mon poignard dans le cœur, dit Albino.

— Marchons, reprit OEil-Double.

Nous fîmes un temps de galop. À quelque distance de la deuxième citerne, des cadavres de chevaux en plus grand nombre témoignèrent des progrès de la soif. — Nous trouverons plus loin des mules mortes sans doute, dit le métis, car elles endurent mieux les privations que les chevaux ; ce sera le tour des hommes après elles.

Une nouvelle marche nous conduisit à l’entrée du défilé appelé la Punta del Espinazo del Diablo. Jamais nom ne me parut mieux appliqué. Les rocs, courbés comme les membrures d’un vaisseau, qui sortaient à fleur de terre sur le chemin ressemblaient en effet par leur forme arquée, leur blancheur et leur poli, aux côtes arrondies d’un squelette de dix lieues de longueur ; ces rocs calcinés, luisans, étouffaient toute végétation. Quelques mousses seules, d’un vert grisâtre, éteignaient un peu l’ardente réverbération du soleil dans certains endroits ; dans d’autres, au contraire, ses rayons lançaient des lueurs qui éblouissaient l’œil comme la chaleur étouffante qu’ils répercutaient desséchait le gosier. Des mules mortes, gisant pêle-mêle à côté des chevaux que les vautours déchiquetaient déjà, ajoutaient un spectacle plus lugubre encore à celui de ces plaines désolées sous l’haleine chaude du vent imprégné d’odeurs fétides.

Avant d’arriver au rancho de la Punta del Espinazo del Diablo, une