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comment rallumer d’un souffle ce qui est éteint ? Où est l’école italienne aujourd’hui ? Que sont devenues ces fastueuses scènes que Rossini emplissait de son génie, et d’où la renommée de Bellini s’envola sur l’Europe : — la Fenice, cette arche mélodieuse flottante au-dessus des lagunes, déserte, abandonnée, et portant le deuil de la liberté d’un peuple ; — la Scala, cette Walhalla du sud, déchue également ! abandonnée et déserte, cette scène en dehors de laquelle il n’y avait point de gloire pour le génie, Capitole pour les uns, roche tarpéienne pour tant d’autres, bourse musicale du monde entier, autour de laquelle s’agitaient, traitaient, contractaient poètes, musiciens, grands seigneurs et comédiens ? Si vous demandez quel pays sert de résidence à l’auteur de Nabucco et de Macbeth, nul ne vous le saura dire. Il y a quelques années aussi, Mercadante s’était retiré au fond d’une petite ville obscure du Piémont, dont il faisait avec complaisance la patrie de son cœur et de son génie : or, voyez la fatalité, cette ville s’appelait Novare ; Radetzky la lui a prise. Pauvre Mercadante, comment aussi se serait-il jamais douté que Radetzky, qui avait Milan, lui viendrait prendre encore Novare ?

Ainsi traqués de terre en terre, les uns et les autres, ils se sont dispersés : Verdi voyage, Marliani est mort noblement au siège de Bologne, frappé en pleine poitrine d’une balle autrichienne ; les deux Ricci vivent à Trieste, et là, quand la gaieté leur vient, composent ensemble un de ces opéras bouffes dont Venise raffole encore en dépit de ses misères. L’oeuvre terminée, le plus jeune des frères, Federico, prend son manuscrit sous le bras, monte dans le paquebot, et, en moins de quatre heures, l’apporte à Saint-Marc, qui frémit d’aise à la bonne nouvelle. Il faut voir alors comment cet enthousiasme mal étouffé d’un public vénitien condamné à faire la moue se réveille et prend essor par la première échappée qu’on lui offre. San-Benedetto s’est mis en frais d’annonces ; de tous les quartiers de la ville on arrive, Crispino paraît, et la joie éclate sur les visages ; il chante, et ce sont des trépignemens et des transports. Bravo, Crispino ! bravo, Ricci ! bravissimi tutti ! Voilà pour au moins six semaines de dilettantisme et d’ivresse, six semaines pendant lesquelles il n’est question ni de Radetzky, ni de Schwarzenberg.

Un soir, à minuit, nous étions sur le bateau à vapeur qui s’apprêtais à quitter Venise, lorsque nous aperçûmes une gondole qui venait sur nous à force de rames, et où se trouvait un homme essoufflé, sans chapeau, et qui paraissait craindre de ne point arriver à temps : c’était Federico Ricci. « Messieurs, s’écria-t-il du plus loin qu’il pensa pouvoir se faire entendre, mon frère attend l’arrivée du bateau sur le quai de Trieste, et, s’il y a quelqu’un parmi vous d’assez obligeant pour vouloir bien nous rendre ce service, je le prie de lui dire en passant que