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Lo primo tuo refugio, e’l primo ostello,
Sarà la cortesia del gran Lombardo,
Ch’en su la Scala porta il santo uccello.

Il semble, pour peu qu’on ait vécu par l’imagination avec certains personnages de la poésie et de l’histoire, qu’il suffise du simple aspect des lieux qu’ils ont habités pour évoquer à l’instant même leurs figures et les rendre à toute la réalité de l’existence. Ce passé enfoui dans la poussière des bibliothèques, ce monde de vos études et de vos rêverie auquel tout à l’heure encore vous ne songiez seulement pas, un rayon de soleil éclairant un coin de marbre rouge, une date sur une tombe, auprès de cette date un nom à peine déchiffré, vont le faire revivre avec la promptitude du coup de sifflet d’un machiniste. — Enfermé de la tête aux pieds dans sa soutane d’écarlate, son capuchon rabattu sur les yeux, mélancolique et sombre, le poète de l’Inferno sort de chez Can Grande ; vous le saluez, il passe sans vous voir, et s’en va, de l’autre côté de l’Adige, rejoindre sur sa colline Virgile, qui l’attend pour lui servir de guide en de lointaines pérégrinations. Hommes d’état et gens d’église, d’épée et de négoce, amoureux et fous de cour, le missel sous le bras, la moustache frisée, le nez au vent, le faucon sur le poing, ils vont et viennent, se coudoient et se croisent, recueillis, affairés, sourians. C’est l’éternelle histoire de la ville endormie qu’un enchantement réveille après des siècles. Insensiblement le charme vous gagne et ne vous quitte plus ; vous assistez aux évolutions de tout ce monde, absolument comme si vous en étiez. Le vrai et le faux, le chimérique et le réel se confondent, ou plutôt l’illusion et la chimère, c’est ce présent auquel vous apparteniez tout à l’heure ; l’illusion et la chimère, c’est l’empereur Franz-Josef, c’est Radetzky, c’est l’aigle à deux têtes incrusté sur la porte de l’hôtel du gouvernement ; le vrai, le réel, ce que je vois et touche, c’est Can-Grande, Alighieri et Roméo ! Ne sommes-nous donc pas en plein XVe siècle ? Les seigneurs de la Scala ne règnent-ils pas à Vérone ? Qui m’enseignera le logis de messer Capulet ? Je fis cette question à un monsieur qui se rasait à sa fenêtre, et le brave homme, avançant aussitôt en dehors de l’encadrement de pierre une grosse figure joufflue tout embarbouillée de mousse de savon : « Descendez cette rue, nous répondit-il avec le calme imperturbable et le même sang-froid qu’il eût mis à nous indiquer la Casa-Lorenzi ou le palais Canossa ; descendez cette rue : au bout, vous traverserez une place, puis vous tournerez à gauche ; comptez alors trois maisons, et vous y êtes. » Ceci me rappela qu’à Francfort, quelques années auparavant, personne n’avait pu m’enseigner la maison où naquit Goethe. Il est vrai que Goethe n’était qu’un grand poète, tandis que le seigneur