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vers sept heures, il prend son thé, fait une partie de tarock avec ses aides-de-camp et se retire invariablement au coup de neuf heures. En campagne, il observe les marches avec la plus scrupuleuse exactitude, charge ses officiers de lui lire les dépêches qui arrivent, mais il ne permet pas qu’une seule ligne soit expédiée de son quartier-général sans en avoir lui-même pris connaissance. En dehors du service, il a pour coutume de traiter son monde sur le ton de la plus intime familiarité, ne souffrant pas qu’on se lève ou fasse mine de dérober son cigare, s’il survient au milieu d’un récit de bivouac, s’informant auprès de chacun de ce qui l’intéresse, incessamment occupé des besoins du soldat qu’il aime paternellement, et dont il obtient des prodiges grace à cette sollicitude, qui serait encore une tactique habile, si d’autres mouvemens qu’un noble instinct du cœur la pouvaient inspirer. Un des historiographes les plus intelligens et les plus véridiques de la campagne d’Italie, M. Hackländer, raconte que, se trouvant près du maréchal à la bataille de Novare, il le voyait depuis un moment diriger sa lorgnette du côté d’une batterie qui, furieusement attaquée par l’artillerie piémontaise, lui ripostait par un feu terrible. « Regardez là-bas, s’écria tout à coup le vieux guerrier, regardez ces braves gens, quelle vigoureuse défense ils opposent à l’ennemi ! Allons leur dire quatre mots, ça leur fera plaisir ! » Puis, s’élançant à travers la mitraille et les balles, il s’en alla au milieu du feu serrer la main à ses enfans. On sait ce que les actions de ce genre valent à un chef militaire, lorsqu’elles ne lui coûtent pas la vie, et de quelle auréole de popularité son nom s’environne. Vater Radetzky ! père Radetzky ! disent les troupes autrichiennes. Et c’est à qui s’ingéniera à donner au vétéran illustre des marques de son attachement. « Ces drôles-là veulent que rien ne me manque, grommelait un jour le maréchal en parlant de ses jeunes officiers d’ordonnance, qu’il appelle ses kibitze[1] : n’ont-ils pas imaginé maintenant de m’apporter mon chocolat ni plus ni moins que si nous étions à Milan, à la Villa-Reale ; mais où diable, je vous le demande, vont-ils se procurer du lait ? » Le mot de l’énigme, c’est que les jeunes officiers avaient secrètement emmené avec eux une chèvre qu’on allait traire à chaque aube pour en donner la première mousse à leur général, au Vater Radetzky.

Le quartier-général du maréchal est comme une grande famille qui n’a en somme qu’une idée : obéir à l’impulsion du bras puissant qui la dirige. Ici encore se représentent à tous ces apparences patriarcales de la vieille Autriche avec son empereur populaire, connaissant par son

  1. En français vanneaux, sans doute à cause de la prestesse, de la rapidité et en même temps de la bonne humeur de ces jeunes gens infatigables à voler de côté et d’autre, à trouver leur route à travers marais et broussailles, toujours allègres et fredonnans.