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l’écroulement du pont de Mestre[1], avaient entrepris tant bien que mal de porter les voyageurs au chemin de fer. On touchait aux premiers jours de février, au printemps. Une brise agréable courait sur le niveau transparent de la mer, et le soleil, éblouissant de lumière et d’éclat ; avait déjà des ardeurs telles que nous voulions à peine y croire, nous qui, peu de temps auparavant, venions de laisser l’hiver et toutes ses rigueurs derrière les montagnes du Sommering. De légères vapeurs lactées couvraient comme une gaze la coupole du ciel ; mais, loin d’en voiler aux regards la teinte bleue, elles semblaient donner à son azur je ne sais quelle nuance plus tendre et plus amollie. — Quelques barques de pêcheurs, ayant pour voile un oripeau bizarrement rapetassé, glissent au large ; les gabians, mouettes de l’Adriatique, rasent le flot avec des cris sauvages, et nous saluons en passant une de ces chapelles marines où brûle une lanterne devant quelque sainte image, pieux et naïf reposoir construit sur pilotis, ayant son escalier qui descend dans la mer ni plus ni moins que ces pompeuses églises vénitiennes dont il est le rudimentaire embryon. Insensiblement Venise s’éloigne et s’efface ; les rameurs modèrent leurs efforts ; on arrête : vous êtes à Mestre, affreux et puant marécage fort improprement décoré du nom de terre ferme. Triste impression en vérité que celle qui vous attend sur cette rive malsaine ! Quel pitoyable aspect ont ces cabanes ! Dans ces barques et sur ce sol, quelle population fiévreuse ! Et cependant, au milieu de tant de misère, le ciel est si doux, le soleil si délicieux ! sur ces physionomies caractérisées, l’air de grandeur éclate si magnifiquement en dépit de la fièvre !

De Mestre à Padoue, le chemin de fer vous enlève d’abord à travers une terre abreuvée de marais. Long-temps encore, les lagunes et les paludi croupissans vous poursuivent de leurs exhalaisons fétides, et ce n’est que plus tard que paraissent les festonnemens de vignes et les parasols des premiers pins d’Italie. Avant l’établissement du rail-way, la route de poste longeait le cours de la Brenta ; vous arriviez moins vite, mais quel charme dans le voyage ! Partout sur cette voie embaumée et fleurie des jardins ravissans, partout les restes de ces opulentes villas, résidences d’été de la noblesse vénitienne au temps où les vestibules de marbre et de jaspe du Canal grande ne suffisaient pas à sa grandeur ; car pour la personnalité superbe de ces négocians pourprés, maîtres de Candie, de Chypre et de Constantinople, ce n’était point assez de ces demeures remplies de pompe orientale où le ver-de-antico, le porphyre, le lapis-lazzuli, luttaient de richesse et d’éclat. Le palais de la ville avait alors pour corollaire indispensable la maison de campagne

  1. Ce pont de deux cent vingt-deux arches, qui n’occupe pas moins, au-dessus de la surface des eaux, d’une longueur de 3,601 mètres, vient d’être rétabli, et amène de nouveau le chemin de fer jusqu’au cœur de la cité marine.