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que par égard pour son parent, croyant faire une charité, et de là peut-être le peu d’estime que le couvent aura d’abord conçu pour une œuvre probablement mal payée. Raphaël, de son côté, ne pouvant montrer sa fresque à personne, et la considérant comme un exercice et une préparation, en aura d’autant moins parlé, qu’il se proposait sans doute d’y puiser largement plus tard, comme dans un trésor dont il avait seul le secret, et nous venons de voir qu’il ne s’en fit pas faute.

Si quelque chose pouvait donner un attrait de plus à cette belle et austère création, ce serait cette façon tout intime et privée dont elle nous semble avoir été conçue. Des tableaux de Raphaël faits pour le public, Florence en possède d’admirables et en grand nombre ; mais ce qu’on ne rencontre ni à Florence ni dans aucune galerie de l’Europe, c’est un tableau fait par Raphaël en quelque sorte pour lui seul. On ne connaissait jusqu’ici d’autre moyen d’étudier sa pensée toute nue, de saisir sur le fait son travail intérieur et solitaire, que de consulter ses dessins : ici, dans cette fresque, nous trouvons réuni à l’intérêt et à l’éclat d’une grande peinture monumentale le charme confidentiel d’un livre de croquis.

Le gouvernement du grand-duc ne pouvait pas méconnaître combien il importait à Florence de conserver cette merveille. Dès 1846, le réfectoire fut acquis pour le compte de l’état et converti en monument public. Il fut en même temps décidé qu’on ferait de cette salle une sorte de sanctuaire en l’honneur de Raphaël, qu’on y placerait son buste et les dessins provenant de la collection Michelozzi, comme des témoins bons à consulter en face même du tableau. Faut-il le dire ? tous ces plans ne sont encore qu’en projet. L’orage qui, en février, a éclaté sur l’Europe n’a pas épargné Florence, on s’en souvient. Dans cette douce et aimable cité, où, peu de mois auparavant, nous avions assisté à tant d’illusions généreuses si tôt et si cruellement déçues, l’esprit de désordre a secoué sa torche, et le culte des arts a été suspendu. Non-seulement le réfectoire de S. Onofrio n’est pas encore converti en musée, mais on n’a pas même abattu la cloison élevée provisoirement, après la découverte de la fresque, pour l’isoler de l’atelier du peintre de voitures. Cette cloison, trop rapprochée, intercepte la ventilation et augmente les causes d’humidité qui peuvent détériorer la muraille et son enduit. Ce n’est pas tout : on a logé, on loge encore derrière cette cloison trente soldats autrichiens et autant de chevaux. Faudra-t-il que ce chef-d’œuvre n’ait été sauvé de l’oubli que pour périr de main d’homme ? Nous ne pouvons croire à tant de barbarie. Oublie-t-on que la Cène de Léonard n’est si profondément altérée que pour avoir subi un pareil voisinage ? Et ne sait-on pas que cette fois on serait doublement coupable, puisqu’on est averti ? Nous voulons espérer qu’en signalant le mal, nous aidons à le prévenir.


L. VITET.