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de quelques-unes de ces œuvres qui datent de l’époque où, devenu puissant et entouré d’élèves qui l’aidaient, il abandonnait malgré lui quelque chose de sa propre originalité pour se conformer aux aptitudes diverses et inégales de ses auxiliaires. Ici rien de semblable ; pas un trait qui ne soit caractéristique, rien de vague ni d’effacé. Non-seulement l’individualité perce sous chaque coup de pinceau, mais elle porte sa date pour ainsi dire ; c’est lui à tel moment, à tel jour de sa vie et non à tel autre. Ainsi nous savons par Vasari que, vers les premiers temps de son séjour à Florence, il se plaisait à imiter la façon de peindre soit de ses compagnons, soit des maîtres les plus en renom dans la ville, et telle était l’exactitude de ses imitations, que tout le monde y était pris. Or, nous trouvons ici un exemple de ce jeu d’écolier : la tête et les draperies du saint Jean sont exactement traitées à la façon de Léonard, et, ce qui est plus frappant encore, c’est le saint Barthélemy, qu’on dirait avoir été peint et dessiné par fra Bartolomeo lui-même, tant le style et le coloris du frate sont fidèlement reproduits dans cette belle figure. Le nom de l’apôtre et le souvenir de son ami se seront associés dans l’esprit de Raphaël, et lui auront suggéré l’idée de cette imitation.

Est-il besoin maintenant de rentrer dans la série des preuves de détail ? A quoi bon, par exemple, prendre l’un après l’autre tous les peintres contemporains, et chercher s’il en est un qui puisse avoir fait cette fresque ? La plupart, cela va sans dire, seront écartés du premier coup, et, pour ceux qui resteront, on s’apercevra bien vite que, si par quelque côté ils se rapprochent de ce style, ils s’en éloignent par tous les autres. Ainsi, à la rigueur, il ne serait pas impossible que Lorenzo di Credi ou Rodolfo Ghirlandaïo eussent fait quelques-unes de ces têtes suaves et rêveuses comme le saint Simon ou le saint Thadée ; mais le judas et surtout le saint Pierre, mais le saint André et le saint Barthélemy, mais ces draperies amples et vigoureuses, cette ordonnance générale, ces fonds et tout le reste enfin, impossible d’avoir seulement l’idée de leur en faire honneur.

Quant aux preuves plus directes, aux preuves positives, nous en avons déjà beaucoup donné : qu’on nous permette seulement d’en citer encore une ou deux Arrêtons-nous d’abord devant la plus admirable peut-être de toutes ces figures, le saint Pierre. Assis à la droite du Sauveur, il a entendu ses paroles, et aussitôt un soupçon lui a traversé l’esprit : ses yeux se sont portés sur Judas. Il se contient, mais on sent la violence de son indignation. Son couteau était dans sa main au moment où son maître a élevé la voix, sa main s’est crispée, et le couteau, la pointe en l’air, reste fortement serré dans ses doigts. Rien de plus vrai, de plus saisissant, que ce mouvement, cette main, ce couteau de saint Pierre. Eh bien ! ouvrez l’œuvre de Marc-Antoine, voyez cette