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seule représentation fidèle et animée des choses de ce monde, et surtout de la vie et de la pensée humaine, la peinture avait la puissance de charmer les hommes et d’exciter leur enthousiasme. Cette découverte une fois connue, il était impossible d’en modérer l’usage : l’abus devait s’ensuivre ; il ne se fit pas attendre.

Masaccio avait traduit la nature en artiste, c’est-à-dire en se l’assimilant plutôt qu’en la copiant, en saisissant ses beaux aspects plutôt que ses trivialités et ses misères. C’était un laïque et un prosateur, mais un laïque croyant en Dieu, un prosateur croyant à la poésie. Lorsqu’en 1443 la mort vint le frapper à la fleur de l’âge et du génie, par qui fut-il remplacé ? qui devint l’héritier, sinon de sa gloire, au moins de son école et presque de sa renommée ? Un moine perdu de mœurs, vrai mécréant, enlevant et débauchant les nonnes pour s’en faire des modèles, homme d’énergie et peintre habile, mais trivial et maniéré. Ainsi, née de la veille, l’école de la réalité tombait déjà, dans les mains de Lippi, de la hauteur où l’avait placée Masaccio. Mais, tel était le penchant des esprits vers cette nouveauté, que, tout en dégénérant, elle n’en voyait pas moins croître sa vogue et sa fortune. On a peine à comprendre comment ce public de Florence, qui venait d’accueillir avec transport et comme une révélation du génie, le style à la fois noble et vrai de la chapelle des Carmes, se mit à battre des mains presque aussi chaudement aux types vulgaires de Lippi ; comment il put souffrir que, pendant près d’un demi-siècle, on n’offrît à son admiration que ces femmes aux formes matérielles, aux nez arrondis, aux joues pesantes, ces chérubins espiègles, frisés et grimaçans, qui n’ont des anges que quelques bouts de plume aux épaules. Certes, il y a chez Lippi, comme chez son fils Filipino, et même chez Boticcelli et tant d’autres qui ont adopté et outré sa manière, de grandes qualités de peintres, un éclat de couleur souvent digne de la Flandre et de Venise ; des fonds de paysages pleins de charme, des draperies vigoureusement rendues, quoique brisées et tourmentées à l’excès ; mais cette soi-disant reproduction de la nature n’en est, à vrai dire, qu’une injurieuse contrefaçon.

Telle fut pourtant la peinture que Masaccio, en sortant des voies battues, légua, sans s’en douter, à sa patrie. Jusqu’à la fin du XVe siècle, jusqu’à la première apparition des merveilles de Léonard, toute la vivacité de l’esprit florentin, toute la munificence des Médicis furent dépensées à faire fleurir cette décadence anticipée. Un seul, parmi ces réalistes, Dominique Ghirlandalo, fit de vaillans efforts pour se rattacher à Masaccio, et eut parfois la gloire de retrouver la tradition perdue ; mais presque tous les autres, abaissant l’art devant le métier, n’hésitèrent pas à prendre pour modèles les triviales productions de Martin Schoen et tous ces prosaïques chefs-d’œuvre d’outre-Meuse et