Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/604

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans les anciennes dépendances de Santa-Croce. Là, nous trouvons un saint Jean dont la pose est absolument horizontale, et un Judas le dos tourné au spectateur, assis comme un accusé vis-à-vis de ces onze apôtres, qui le foudroient de leurs regards, comme si tous ils connaissaient déjà son crime.

Léonard n’était pas homme à perpétuer ces naïvetés séculaires. Donner à son Judas une expression qui laissât voir bien clairement la noirceur de son ame, lui mettre une bourse à la main, lui faire poser le coude sur la table, lui faire renverser la salière, voilà tout ce qu’il pouvait concéder ; du reste, n’écoutant que sa raison et la vraisemblance, il fit asseoir le disciple maudit côte à côte avec les fidèles, n’oubliant pas qu’un quart d’heure auparavant Jésus lui avait lavé les pieds comme aux autres. À l’égard de saint Jean, il prit même liberté ; au lieu de le coucher sur son maître, il l’en écarta à respectueuse distance, et lui fit détourner la tête, comme pour dire à son voisin : Si quelqu’un doit trahir ici, je sais bien que ce n’est pas moi.

À coup sûr Léonard avait raison, et comme le temps où il vivait tournait au relâchement et presqu’à la tolérance, il n’y eut point de cris de haro. L’innovation parut même si généralement bonne et si parfaitement fondée, que, depuis cette époque, personne, aussi bien dans un cloître qu’en un lieu séculier, ne s’est plus avisé de recourir à la vieille tradition.

Nous nous trompons : plus de dix ans après, un peintre fut chargé de faire une Sainte Cène dans cette ville de Florence où les esprits assurément étaient tout aussi libres et aussi hardis qu’à Milan, où du soir au matin les anciennes traditions étaient battues en brèche, et ce peintre eut le courage, ou, si l’on veut, l’entêtement, de placer son Judas, de poser son saint Jean, conformément au vieil usage. Il a mis, il est vrai, une adresse infinie à déguiser le côté disgracieux du parti qu’il osait prendre, mais il n’en a pas moins exactement suivi toutes les données de la tradition.

Quel était donc ce peintre ? Était-ce quelque vieillard, quelque artiste du siècle passé, attaché à sa marotte et hors d’état de se rajeunir ? Mais cette exécution si franche, si souple, si dégagée, ne nous répond-elle pas qu’il n’y avait chez cet homme ni caducité, ni routine ? Le pinceau qui a tracé ces contours n’était-il pas dressé aux pratiques les plus nouvelles, aux secrets les plus raffinés de l’art en Italie, et n’observait-il pas, avec une exactitude encore à peine connue, si ce n’est de Léonard lui-même, ces lois de la perspective et ces règles théologiques que la science, à cette époque, commençait depuis si peu de temps à enseigner aux peintres ? Eh bien ! c’est cette main évidemment jeune et libre, obéissant à un esprit lucide et cultivé, qui non-seulement a consenti à tracer au bas de ce tableau les noms de chaque