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plus heureux ou plus malheureux que les autres hommes, qui ont vécu au-delà de la mesure commune. Les têtes les plus vives, en venant s’abriter sous leur ombre, semblent recevoir, avec la fraîcheur que verse leur feuillage, le respect pour les œuvres et pour les souffrances des siècles écoulés.

Chez nous, on fait du bois avec les vieux chênes : ils s’appellent, en termes forestiers, des anciens, et tombent à l’heure marquée par les règles de l’aménagement. Qu’est devenu le chêne de Vincennes ? et pourquoi a-t-il moins vécu que celui du roi Jean ? Le nom d’un mauvais roi a conservé le chêne de Sherwood ; le chêne de Vincennes n’a pas pu être sauvé par le souvenir populaire du plus grand prince du XIIIe siècle, du saint rendant la justice à ses sujets et défendant les faibles contre les forts. Est-il étonnant que là où les arbres n’ont pas la permission de vieillir, on ne souffre pas de vieilles lois ? Cependant la France compte quelques vieux arbres ; on en rencontre dans certains villages que protége l’antique croix dont ils abritent de temps immémorial la pierre grise et rongée. D’autres doivent leur conservation à la routine : c’est la forme que prend le respect chez nous. Nous sommes à la fois contempteurs du passé et routiniers, deux défauts dont l’un implique l’autre, tout comme l’esprit de sédition implique l’esprit de servitude.

Le sentiment religieux se mêle au respect pour le passé, dans le soin que l’Angleterre prend des vieilles églises. Le pays de Nottingham en compte de très vieilles. Dans l’une, l’archéologie a noté un arceau roman ; dans l’autre, une fenêtre saxonne ; dans celle-ci, une tour normande : c’est la date du monument. Les Anglais viennent les voir pour cette marque d’antiquité nationale, et ils savent tous assez d’archéologie pour la reconnaître. Les étrangers admirent surtout l’état de bon entretien de ces églises ; les réparations sont en général exécutées dans le style de l’édifice : le présent s’y ajuste respectueusement au passé. Tel est le caractère de l’architecture en Angleterre, et c’est dans cet esprit qu’a été construit l’édifice le plus national de ce pays, le nouveau palais du parlement. Les gens qui aiment mieux le nouveau dans les arts que la perpétuité dans les nations se récrient : « Quoi ! l’Angleterre du XIXe siècle ne fait que copier l’architecture du XIIIe ! Chaque siècle doit avoir son art ; l’imitation est une preuve de stérilité. » Oui, si l’art n’a en vue que lui-même ; ici il est l’auxiliaire de la politique. Croit-on que l’Angleterre manque d’architectes pour faire, comme chez nous, des églises dans le style équivoque de notre temps ? mais la nation qui conserve toutes choses n’aurait pas voulu que son vieux parlement fût logé, comme un parvenu, dans quelque construction à la mode : on n’oserait pas bâtir un monument public où la vieille Angleterre, old England, si elle revenait au monde, ne se reconnût pas.