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mieux pénétré. C’est une recherche de gourmet. Le grand Caddour et son fils, le petit Murphi, se tenaient debout à la porte de la tente, suivant l’usage arabe, qui veut que l’hôte surveille les apprêts du repas. Dès que Caddour vit aux cuillers plantées dans le couscouss que ses convives ne mangeaient plus, sur un signe, des nègres enlevèrent les plats et les portèrent aux cavaliers qui, répandus en groupes sur la pelouse, se délectèrent des reliefs des chefs ; mais, comme ce n’étaient point des gens de distinction, la paume de la main leur servait de cuiller. Pendant ce temps, d’autres serviteurs apportèrent des écuelles sans nombre, remplies de ragoûts de mille sortes, oeufs aux poivre rouge, poulets aux oignons, pimens saupoudrés de safran, autant de bonnes choses, pour peu que le gosier français soit devenu assez arabe pour pouvoir les supporter. Ceux qu’on nomme les roumi saphi[1], les nouveaux débarqués, se jettent avidement sur ces premiers plats et se trouvent sans faim pour le dernier service. Quant à vous, si jamais vous allez en Afrique, imitez notre exemple ; nous nous étions tenus dans une sage réserve, afin de faire honneur aux étendards que nous apercevions dans le lointain. Une douzaine d’Arabes en effet s’avancèrent bientôt, portant au bout de longues perches des moutons entiers rôtis tout d’une pièce. Tiré d’un côté, poussé de l’autre, le mouton glissait de la perche et se trouvait servi sur un morceau de coton bleu. Un Arabe, d’une main habile, faisant alors de larges entailles avec son couteau, facilitait la besogne des convives, et chacun d’étendre la main et d’arracher le morceau qui lui convenait. À ces rôtis dignes des héros d’Homère succédèrent des pâtisseries par milliers, au miel, au sucre, au raisin ; puis, les derniers plats enlevés, les serviteurs apportèrent de larges aiguières au col recourbé, et, chaque convive s’étant rafraîchi les mains dans un bassin d’argent, chacun alluma son cigare ou fuma sa pipe, puis le café bouilli fut offert dans de petites tasses sans anse contenues dans une grille d’argent, afin d’éviter toute brûlure. Enfin, comme l’heure avançait, le général donna le signal du départ.

Le vent d’ouest avait amené les nuages, et les nuages, suivant leur maussade habitude, la pluie aux larges gouttes, qui fit bientôt glisser nos chevaux dans les pentes glaiseuses de la montagne ; fort heureusement, pluie et vent cessèrent une heure avant notre arrivée à la fontaine où nous passâmes la nuit. Le lendemain au jour, la campagne étincelait sous un beau soleil, et nous traversâmes les champs qui se paraient de leur première verdure, salués par les cris aigus que les femmes des douars poussaient selon l’usage arabe, pour rendre honneur au chef de la province. À mi-chemin, les gouras de la Mina, conduits

  1. Roumi, de romani, les étrangers ; saphi, en arabe, veut dire pur, limpide ; roumi saphi, un étranger naïf, un nigaud.