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mais vous êtes homme, et où tous n’avez que la servitude, j’ai peur que nous ne trouvions l’esclavage.

LE COMTE.

A une autre, madame, je pourrais répondre que l’esclavage est partout, et que sous cette règle seulement est la liberté. Ce sont les femmes surtout que la loi chrétienne affranchit du joug des passions, tant des leurs que de celles qu’elles inspirent. Les hommes ont dans le monde plusieurs refuges presque assurés contre la tyrannie de l’amour, vous n’en avez qu’au ciel : il faut que vous y viviez dès ici-bas par vos pensées. Il y a plusieurs grands hommes à côté des saints; il n’y a de femmes grandes, à côté des saintes, que celles qui se forment à leur image. Vous avez en propre la beauté, la grâce, l’esprit, mille qualités charmantes : vous n’êtes grandes que par la sainteté. De quoi voudraient s’effrayer la fierté de votre esprit et la noblesse de votre cœur, madame? Vous n’y songez pas. La raison sera-t-elle moins libre, parce qu’au lieu de se prendre à toutes les opinions qui courent, elle s’élèvera jusqu’à la contemplation de la vérité éternelle? Et comment, si la raison se fortifie et s’élève, l’ame sera-t-elle affaiblie et abaissée? Hélas! on vous a caché la splendeur où vous pouvez prétendre. Le Christ n’a voulu être homme qu’afin que l’homme pût être ce qu’est le Christ : c’est là tout le christianisme, et vous ne le savez pas!

LA BARONNE.

Vous êtes peut-être hardi dans vos définitions, monsieur le comte.

LE COMTE.

Non, madame, et, si je ne craignais de paraître pédant, je vous citerais mon auteur, qui est des plus autorisés; c’est un saint, un père de l’église et un martyr. Par sa vie et par sa mort, il a prouvé que l’homme peut s’élever jusqu’à cette sublime place où il se sent appelé de Dieu. Ce qu’il a fait, des saints sans nombre, avant lui, l’avaient fait; depuis lui, des saints sans nombre n’ont cessé de le faire.

LA BARONNE.

D’autres bons auteurs, qui ne sont ni pères de l’église, ni saints, ni martyrs, mais qui sont professeurs, disent, je l’ai entendu, je l’ai lu et je l’ai vu, que cette sève est épuisée. Vous avouerez qu’ils ont bien l’air de ne pas se tromper entièrement, et qu’à présent la sainteté ne court pas les rues.

LE COMTE.

Ce n’est point son métier, madame, et quand vous me diriez que vous ne l’avez jamais vue ni polker, ni valser, ni jouer des proverbes, je n’en serais pas surpris. Toutefois elle n’a point disparu, et, pour peu qu’on la cherche, on la trouve encore, même à Paris. Nous parlions tout à l’heure des dames qui ont poussé l’héroïsme de la passion jusqu’à laisser enfans et famille pour aller en Italie jouir du bonheur que je vous ai dépeint. Laissez-moi vous montrer le trait d’un autre héroïsme. Madame la marquise y verra qu’on peut être chrétienne et ne point manquer de vigueur d’ame. Vous souvenez-vous de cette belle et jeune Amélie de Villars, qui fut un instant si admirée dans le monde il y a quatre ou cinq ans?

LA BARONNE.

Je me la rappelle très bien. Après nous avoir éblouis, elle disparut subitement.