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LE COMTE.

Après l’amour, madame, l’ennui est la passion dont on meurt le moins. Il ne faut pas compter que l’ennui vous délivrera de l’ennui. Nous sommes condamnés à souffrir de la vie et à vouloir vivre, et voilà pourquoi c’est une si grande duperie de chercher à ne pas prendre la vie au sérieux. Il n’y a pas de meilleur moyen d’en diminuer les joies et d’en accroître démesurément les misères. Et qu’est-ce que c’est que le sérieux de la vie? L’humble petit chemin du devoir, tout bonnement. Il peut ne pas plaire à notre orgueil, mais Dieu l’a fait pour nous, et nous a faits nous-mêmes de telle sorte que nous n’avons ni sens, ni repos, ni dignité, ni grandeur hors de là. En vain nous nous élançons dans des espaces qui nous paraissent plus beaux; nous nous trompons, on nous trompe; tout ce que nous croyons voir à droite et à gauche de ce petit sentier n’est qu’un mirage dans le vide. Nous n’avons pas plutôt franchi le parapet que nous tombons misérablement sur les ronces, et quelquefois dans la fange.

LA BARONNE.

Il me semble que vous m’arrachez les ailes.

LE COMTE.

Non; mais peut-être que je dissipe des fantômes.

LA BARONNE.

Pauvres chers fantômes! ils sont pourtant bien gentils. Qu’en dites-vous. marquise, ne les regrettez-vous pas un peu? Je trouve que vous ne venez guère à mon secours, et l’on ne sait pour qui vous êtes. Donnez-vous raison à ce croisé? Pour moi, je me sens plus qu’à demi défaite, et j’ai envie d’aller tout à l’heure acheter la Bonne Ménagère .

LA MARQUISE.

Je vous y engage : c’est un livre que je connais, et où l’on trouve d’excellentes recettes. Quant au système du comte, il me semble avoir du bon, et je lui sais gré de n’y pas prodiguer les ornemens; mais j’y vois une chose qui m’effraie : voulez-vous que je le dise, monsieur le comte?

LE COMTE.

Parlez, madame; je défendrai trop mal ma cause, et mes vœux seront cruellement trahis, si je ne puis vous rassurer.

LA MARQUISE.

Pour moi, je crois que je pourrais m’élever jusqu’à sacrifier l’Opéra, le bal, le roman nouveau, qui n’est jamais nouveau, et diverses choses encore; je sauterais bien aussi deux modes sur trois; enfin, sans trop d’efforts, je soufflerais les bougies de la fête avant qu’elles fussent descendues jusqu’aux bobèches...

LA BARONNE.

C’est fini, vous m’abandonnez, je suis vaincue; je me voile la tête d’un pan de mon manteau.

LA MARQUISE.

Attendez. Il y a quelque chose que je ne voudrais pas éteindre, monsieur le comte : c’est une certaine liberté d’esprit et une certaine vigueur d’ame qu’on dit être et que je crois très menacées par cette règle forte de la vie chrétienne dont vous nous parlez. Vous me direz que vous vous y soumettez bien, vous;