Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/466

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LA BARONNE.

J’en ai goûté, moi. Quelles journées ! Rien sous les yeux, rien dans la tête, rien dans le cœur.

LE COMTE.

Comment ! rien dans le cœur ? Au couvent et dans le monde, un cœur chrélien est rempli de Dieu. A quoi sert donc de vous conter des apologues ?

LA BARONNE.

Contez ce que vous voudrez. Je ne puis comprendre cet amour abstrait, ni que la passion s’attache à ce que l’on ne voit pas, à ce que l’on n’entend pas, à ce qui ne parle pas.

LE COMTE.

Admirez comme les esprits diffèrent : ce que j’ai peine à m’expliquer, moi, et ce que je ne croirais pas, si l’exemple en était plus rare, c’est que la passion s’attache à ce que l’on voit, à ce que l’on entend, à ce qui parle. Regardez de plus près, madame, nos passions à objet visible et présent ; voyez le train qu’elles mènent et le but qu’elles cherchent. Il me semble que nous faisons là un jeu de marionnettes étonnamment désordonné et ridicule.

LA BARONNE.

Un moment, monsieur le comte ! Il y a passion et passion.

LE COMTE.

Oui, madame ; il y a l’avarice, l’orgueil, l’envie, la gourmandise, la colère, d’autres passions encore, ce n’est pas de celles-là que je parle ; mais, il faut bien que je le dise, la grande passion, la belle passion d’amour est, par beaucoup de côtés, sœur de toutes celles-là. Il existe même certain catalogue, très philosophique, où elle n’a que son rang parmi les sept péchés capitaux.

LA BARONNE.

C’est trop mépriser le cœur humain.

LE COMTE.

Les phalanstériens le disent ainsi ; mais philosophons un peu. Connaissez-vous rien de plus drôle que deux personnages, un beau monsieur et une belle dame, attachés chacun de son côté d’une chaîne sacrée, qui se laissent néanmoins conduire l’un vers l’autre par ce magicien qu’on appelle amour ? Il me semble que je les entends : Lie-nous les mains, mets un bandeau sur nos yeux, ferme nos oreilles, déguise-nous, prends notre volonté, fais-nous mentir, rends-nous insensibles à la pitié, au devoir, aux sermens, et traîne-nous où tu voudras !

LA BARONNE.

Je plains ces victimes d’une fatalité inexorable. Les condamnez-vous ?

LE COMTE.

Qu’est-ce que la fatalité, madame ? Etes-vous Turque ? Ces insensés, victimes si vous voulez, mais victimes lâches d’une lâche folie, certainement je les condamne, et vous aussi les condamnez. A moins qu’on ne prétende que la belle passion est particulière aux enfans trouvés, ceux qui s’y abandonnent ont bien autour d’eux quelques cœurs que leur emportement déchire. Il y a un mari, une femme, des enfans, une famille, des amis. Tout cela vous a élevé, vous a