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à une licence que prend l’individu ; c’est de l’audace, de l’entreprise ; tout le monde en a peur. Aussi n’ont-ils pas de mot dans leur langue pour exprimer un homme d’esprit, ou, s’ils en ont un, ils ne s’en servent pas. L’esprit lui-même s’y appelle l’humeur, humour, qui est proprement le caprice, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus singulier chez les gens et ce qui appartiendrait à l’ame sensitive des philosophes anciens, si nous reconnaissions cette ame-là.

Il est vrai que, comme on ne parle de soi ni d’autrui dans la société anglaise, on n’y connaît ni la vanité ni la médisance. Je n’ai jamais vu un Anglais avantageux, je n’en ai jamais ouï de médisant. Il ne faut pas s’y fier pourtant. Ils savent tout aussi bien que nous par où ils valent mieux que les autres et par où les autres leur donnent prise ; mais ils jouissent tout seuls de leur mérite, sachant bien qu’on ne trouve personne à qui faire partager ce plaisir-là, et s’ils ne disent pas de mal d’autrui, ce n’est pas faute d’en penser. Tout cela se passe au fond d’eux, et il n’en paraît rien. J’admire les beaux côtés de cette double discrétion ; mais enfin la vanité et même la médisance n’ont-elles pas du bon ? Un homme d’esprit qui parle de lui en dit trop ; mais ce trop, nous nous chargeons de le retrancher ; le reste est charmant : c’est un homme. De même, s’il parle des autres, nous ôtons le mal qu’il y voit par trop de complaisance pour lui-même ou par prévention ; dans le reste, nous trouvons ou un plaisir de curiosité, ou des nuances délicates, ou un sujet d’utiles retours sur nous-mêmes. Par malheur, on ne peut pas donner aux gens d’esprit le droit de parler d’eux et des autres sans le donner aux sots, et les sots nous font payer cher le plaisir que nous avons à entendre les gens d’esprit. C’est justice d’ailleurs, le plaisir n’étant pas toujours irréprochable. Est-ce pour éviter les propos des sots que la société anglaise fait taire les gens d’esprit ? Non. Cependant, qu’en matière de conversation elle ait fait le calcul des profits et pertes et qu’elle ait préféré par intérêt la réserve à la liberté, je l’en crois bien capable. Notre charmant vers :

On perd à trop parler ce qu’on gagne à se taire,


devrait être anglais.

La religion favorise singulièrement cette réserve. Les prédicateurs, qui sont fort suivis, parlent beaucoup du dogme, des différentes interprétations des livres saints, de la justification par la foi : du monde, c’est-à-dire de nous-mêmes et des autres, peu ou point. Il est vrai que cette discrétion est d’orthodoxie. L’église protestante suppose que nous nous connaissons assez, et qu’il suffit d’avoir la foi pour savoir toute la morale. Notre église à nous croit que nous nous ignorons, ou que nous nous connaissons fort mal ; elle nous force à regarder dans nos obscurités, elle nous démêle, elle aide les esprits lourds à se voir, elle