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Cependant, comme les meilleures, les plus belles choses de ce monde ne sauraient durer éternellement, il faut bien que M. de Lamartine se décide enfin à quitter le château de son oncle, où il a passé de si douces journées. Saluce, un de ses camarades de régiment, est amoureux à Romd, et lui raconte jour par jour toutes les joies, toutes les tristesses de sa passion. La princesse Régina, mariée par sa grand’mère à un vieillard qu’elle connaît à peine, mariée à l’âge de seize ans, aime Saluce de toute son ame. Pour sauver sa liberté, elle quitte Rome et vient en France. Saluce, qui l’a enlevée du couvent où elle attendait le retour de son mari, est enfermé au château Saint-Ange. Régina vient demander protection au meilleur ami de Saluce, à l’auteur des Confdences. Pour donner à son récit plus de mouvement et de vérité, M. de Lamartine a cru devoir, avant de parler en son nom, transcrire quelques lettres de Saluce. Ces lettres, dont plusieurs sont empreintes d’une passion énergique, n’ont sans doute pas été transcrites littéralement, car il arrive trop souvent à Saluce de parler comme le narrateur lui-même, avec une abondance de langage facile à concevoir quand elle s’allie à l’abondance même des pensées, mais dépourvue de vraisemblance dès que le nombre des pensées ne justifie pas le nombre des paroles. Une pareille contradiction ne se rencontre pas chez les hommes qui écrivent familièrement, qui épanchent leurs sentimens dans le cœur d’un ami ; elle accuse trop évidemment l’industrie littéraire pour ne pas appartenir tout entière au camarade de Saluce.

L’amour de Régina pour le jeune officier français est préparé d’une façon étrange. En admettant que la donnée principale soit vraie, il est permis de regretter que l’auteur ne l’ait pas traitée plus simplement. Je veux bien, quoique cette concession puisse paraître trop généreuse, je veux bien que Regina aime Saluce sans l’avoir jamais vu, que son amitié passionnée pour Clotilde, qui est morte dans ses bras, livre son cœur sans défense ; je veux bien qu’en retrouvant dans Saluce tous les traits de celle qu’elle a chérie, elle se sente entraînée à le chérir ; au moins faudrait-il nous présenter cette singulière métamorphose de l’amitié avec une plus grande sobriété de couleur. Que Régina croie encore aimer Clotilde en aimant son frère, qu’elle n’ait pas senti son cœur s’enflammer aux récits qu’elle écoutait d’une oreille avide, qu’elle ait recueilli sans défiance les louanges que Clotilde prodiguait à son frère absent, c’est une fiction que le cœur admet sans peine ; mais réunir dans l’église du couvent, sur le tombeau même de Clotilde, Régina et Saluce, c’est un artifice que la poésie répudie, qui appartient à l’art d’Anne Radcliffe. Le sentiment religieux que les morts nous inspirent ne se concilie pas avec les paroles ardentes qui s’échappent de la bouche des amans. Régina et Saluce agenouillés sur la tombe de Clotilde, ravis dans une mutuelle extase, Régina évanouie emportée dans les