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sur la vie du narrateur, nous les verrions sans regret se multiplier ; mais toutes ces silhouettes passent et disparaissent sans laisser de trace : le poète s’amuse à les peindre pour le seul plaisir de nous montrer son talent. Aucun de ces personnages n’a été mêlé à sa vie ; il les a vus, il les a regardés, il s’en souvient, il nous les montre, et la pleine connaissance du milieu où il a vécu n’ajoute rien à ce que vous savez de sa nature, car il a pris soin de la poser d’avance comme prédestinée. Les hommes dont il a entendu la voix, dont il a recueilli les regrets, n’ont pas éveillé en lui un sentiment nouveau, une pensée nouvelle ; le poète est demeuré, après les avoir écoutés, ce qu’il était en revenant dans sa famille : il a continué de se livrer sans relâche à la contemplation de lui-même.

L’abbé de Lamartine semble seul faire exception. L’indulgence et la bonhomie de cet aimable vieillard sont retracées par M. de Lamartine avec une prédilection qui se comprend sans peine. Il trouvait en effet dans le château de cet oncle mondain l’indépendance que le frère aîné de son père lui refusait à Mâcon. Plus de contrainte, plus d’habitudes réglées, plus de journées divisées à l’avance comme les compartimens d’un damier. Promenades, rêveries sans but et sans fin, courses vagabondes dans les montagnes, solitude, méditation, rien ne manquait à cette ame éprouvée par la douleur. Le matin, il s’élançait sur un cheval impatient, et foulait la rosée ; il errait à l’aventure, et, quand il avait humé l’air à pleins poumons, il rentrait pour s’ensevelir dans une autre solitude, pour causer familièrement avec tous les grands esprits des siècles passés, car l’indulgent abbé possédait une riche bibliothèque. Cette partie des Nouvelles Confidences est, à mon avis, la meilleure, la plus naïve, celle qui intéressera le plus sûrement. Dans la vie de Mâcon, le poète ne respirait pas à l’aise, et, pour mieux marquer sa souffrance, il se laissait aller à d’innombrables exagérations. Pour mieux caractériser la nature lyrique de son intelligence, il amoindrissait à son insu toutes les facultés expansives des personnages qui l’entouraient. Dans le château de l’indulgent abbé, rien de pareil. Le poète vit librement sans que personne lui demande compte de ses journées. Il dispose à son gré de l’espace et du temps. Il s’enfonce sous l’ombre des allées pour songer à celle qu’il a aimée, qu’il a perdue ; il s’assied sur la mousse, au bord de la fontaine, pour écouter le bruit de l’eau sur les cailloux, le murmure des feuilles agitées par le vent, et, quand il a épuisé sa rêverie, il retourne auprès de l’abbé, qui lui raconte sa jeunesse et lui parle des salons de Versailles. Il y a dans cette vie solitaire et indépendante, telle que nous la montre M. de Lamartine, un charme incontestable qui s’empare du lecteur ; nous respirons avec bonheur l’air vif de la montagne, nous errons sans but avec le jeune rêveur, nous savourons avec délices la mélancolie et la solitude.