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le passé, il vanne hardiment les noms les plus célèbres de l’Europe moderne, et n’y trouve que paille et poussière. Dante n’est pas traité plus respectueusement que le Tasse, car la Divine Comédie n’est pas plus que la Jérusalem délivrée écrite pour le peuple, dans une langue spéciale qui n’ait rien à démêler avec les écoles et les académies. Cette méprise est d’autant plus singulière que M. de Lamartine a long-temps séjourné en Italie, et ne peut ignorer la popularité de la Divine Comédie en Toscane et de la Jérusalem délivrée dans le royaume de Naples. Il pourrait me répondre que les octaves du Tasse ont été traduites en plusieurs dialectes qui s’éloignent de la langue littéraire, que les gondoliers de Venise les chantent en dialecte vénitien, les pêcheurs de la Mergellina en dialecte napolitain. Cependant, à Naples, à Venise, il n’est pas rare de voir le texte même du Tasse entre les mains de lecteurs très peu lettrés dans le sens technique du mot. Quant à la Divine Comédie, elle se chantait, du vivant même de l’auteur, dans les faubourgs de Florence, et nous savons par les contemporains du poète qu’il s’arrêta un jour pour écouter quelques tercets de son Enfer chantés par un forgeron.

Que Milton ne soit pas populaire, que les controverses théologiques placées près des plus ravissantes descriptions puissent rebuter et décourager les lecteurs qui ont donné douze heures de la journée à des travaux manuels, c’est une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée, et pourtant les ouvriers, les laboureurs de l’Angleterre et de l’Écosse, qui connaissent la Bible beaucoup mieux que la plupart des ouvriers de notre pays, sont préparés à la lecture, à l’intelligence de Milton. Je veux bien accorder que Milton, par la forme trop souvent elliptique de son langage bien plus encore que par la nature même de ses pensées, s’adresse aux lecteurs lettrés : au moins faut-il avouer que l’Angleterre possède dans Shakespeare un poète vraiment populaire. Depuis Othello jusqu’à la Tempête, depuis le Roi Lear jusqu’aux Joyeuses Commères de Windsor, il n’y a pas une pièce de Shakespeare qui ne plaise aux matelots aussi bien qu’aux élèves d’Oxford et de Cambridge. Pour aimer Hamlet, pour le comprendre et l’admirer, il n’est pas nécessaire de l’analyser à la manière de Goethe et de Tieck. Shakespeare lui-même ne lirait peut-être pas sans étonnement ce que l’Allemagne a dit de lui ; peut-être aurait-il quelque peine à se reconnaître dans la première partie de Wilhelm Meister. Si Shakespeare n’a pas vraiment mérité le nom de poète populaire, il faut renoncer à mettre les mots d’accord avec les idées.

Si Bossuet et Pascal ne sont pas des écrivains populaires, il me semble que Molière et La Fontaine peuvent prendre place à côté de Shakespeare. L’École des Femmes et le Bourgeois gentilhomme s’adressent à la foule aussi bien qu’Hamlet et Othello. Quant aux fables de La