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était désormais banni de son foyer pour faire place à cet ennemi détesté ; la fille repassait dans son imagination inquiète les récits de violence et de cruauté qui se faisaient sur le compte de ces bleus farouches, et cherchait de temps en temps, par un regard furtif, à lire sur le visage du jeune homme les traces terribles que doivent laisser après elles les actions sanguinaires ; mais la figure d’Étienne Cléry, avec son expression timide et douce, répondait si peu à son attente, que Marie, en ramenant ses yeux sur le fuseau qui tournait entre ses doigts, se sentait rassurée au fond du cœur et un peu ébranlée dans sa croyance aux récits de son frère.

Lorsque l’horloge placée dans un coin de la chambre sonna l’heure de la retraite, Renée se leva lentement, décrocha sa quenouille, jeta par devoir d’hospitalité un peu de bois sur le feu, et, désignant le lit qui touchait au foyer, prononça ces mots d’une voix brève : — Voilà votre lit, citoyen ; il y a du vin dans le pichet et du pain au chanteau. — Puis elle se retira, suivie de sa fille, dans la chambre à côté.

Étienne, resté seul, étourdi et glacé encore par cette austère réception, exprima ses sentimens par un mouvement de tête et d’épaule très significatif ; puis, soupirant au souvenir de la Normandie et des veillées joyeuses arrosées de cidre qu’il avait quittées tout récemment pour cette vie de fatigues et de dangers, il se coucha lentement dans le lit du pauvre Jean, sans se douter qu’il l’en chassait.

Le lendemain matin, Étienne s’occupait à nettoyer son fusil et à blanchir son fourniment, lorsque Marie sortit de la maison, portant un lourd panier et quelques outils destinés à recouvrir les sillons. On était au temps des semailles, et les femmes se trouvaient forcées de faire elles-mêmes les durs travaux réservés d’ordinaire aux hommes. Le regard d’Étienne rencontra celui de Marie ; il fut encouragé par l’expression douce et craintive à la fois des yeux de la jeune fille. — Voulez-vous me laisser vous aider, citoyenne ? dit-il en s’emparant timidement du panier. Je suis paysan aussi, moi ; je sais travailler à la terre, et je pourrai peut-être vous être utile.

Marie hésita un instant : elle avait peur du blâme de sa mère ; mais comment oser mal recevoir la politesse du soldat tout-puissant, qui pouvait d’un mot, d’un geste, amener la ruine sur sa pauvre maison ? Elle lui laissa prendre le panier, fit la révérence, balbutia un remerciement, puis les jeunes gens s’acheminèrent ensemble, par les étroits sentiers qui traversaient les bois, les taillis et les prés, vers le petit coin de terre qu’il fallait ensemencer.

— Dans mon pays, dit Étienne en regardant autour de lui, on prend moins de peine pour faire venir le froment : on le sème à plat en larges planches, et l’on ne s’en occupe plus que lorsqu’il s’agit de le récolter.