Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/289

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’espérance d’obtenir un jour le consentement qu’il lui refusait aujourd’hui. Le père sourit à la première partie de cette déclaration. haussa les épaules à la seconde, et, payant les gages de Jean, l’invita à s’en aller si loin, qu’on n’entendît plus parler de lui.

Jean partit. Renée pleura peut-être ; mais ses sentimens étaient plus profonds que démonstratifs, et elle ne voulait ni pitié ni conseils : elle cacha donc ses larmes, et rien ne vint révéler ses souffrances secrètes. Le père lui-même s’y trompa d’abord. Cependant, lorsqu’il lui proposa un riche parti que depuis long-temps il enviait pour elle, Renée secoua la tête et refusa. Une seconde, une troisième proposition furent reçues de même. Renée ne donnait aucune raison de ses refus, et son père n’osait la presser de parler, sachant ; trop bien ce qu’elle finirait par répondre.

Les années s’écoulèrent. Renée ne faisait pas un reproche à son père, ne témoignait ni plus de tristesse ni plus de gaieté, entourait le vieillard des mêmes soins, recevait ses caresses avec la même douceur. Le père savait pourtant qu’il existait une blessure au fond de ce cœur en apparence si calme, que lui seul avait le pouvoir de la guérir, et qu’il la laissait obstinément saigner. Puis il se faisait vieux ; il comprenait qu’il était temps de se choisir un gendre qui pût l’aider dans son travail ; il, perdait de sa fermeté avec ses forces, et les brillans châteaux en Espagne qu’il avait construits sur l’avenir de sa chère fille s’écroulaient tous les jours, si bien qu’un soir, après un long silence, il déclara brusquement à Renée qu’il cédait à son entêtement, et qu’il lui permettait d’être heureuse à sa manière. Cette permission arrivait trop tard pour rendre à Renée le premier bonheur de la jeunesse avec l’élan joyeux, l’aveugle confiance qui le caractérise. Six années de lutte et de chagrins secrets avaient répandu sur son caractère un nuage de mélancolie qui ne pouvait plus disparaître entièrement ; cependant elle pouvait être heureuse encore, car ses sentimens n’avaient point changé. Jean revint, leur mariage se fit, et malgré l’étonnement et le blâme du pays, les jeunes gens jouirent de leur bonheur comme si l’on n’eût point parlé d’eux. Le père André lui-même, une fois qu’il eut pris son parti et mis de côté son orgueil, fut au fond très satisfait : Jean avait été autrefois son favori ; il n’avait jamais rencontré personne dont les idées en agriculture cadrassent si bien avec les siennes, qui eût pour lui plus de déférence, et qui traçât plus droit son sillon. C’était donc une famille véritablement heureuse que celle de la ferme de la Jaguerre après le mariage de Jean et de Renée.

Ce bonheur continua : deux beaux enfans, un fils et une fille, vinrent successivement l’augmenter encore. Le père André les vit naître et grandir, et s’endormit doucement de son éternel sommeil en tenant leurs mains dans les siennes. Ce fut là le premier chagrin de Renée, il